Marcel Proust, né en 1871, a découvert le touche-à-tout polygraphe anglais John Ruskin (1819-1900) dès 1893, par des extraits de ses livres traduits dans la presse. Et dès 1899, alors que son attirance pour la littérature se manifeste de plus en plus, il entreprend la traduction de quelques textes de Ruskin, avec l’aide de sa mère - lui-même, germaniste, ne maîtrisant pas vraiment la langue anglaise. Mais c’est à la mort de son aîné admiré, en 1900, que le projet proustien de se faire le traducteur de Ruskin va se concrétiser. Au point que certains critiques malveillants lui ont reproché son "opportunisme".
Proust commence son travail avec La Bible d’Amiens, entreprise qu’il considère comme patriotique, visant à mettre en valeur le patrimoine architectural français et notamment ses cathédrales, récemment redécouvertes, restaurées voire "réinterprétées" par Viollet-le-Duc. La traduction, précédée d’une longue préface, est achevée en 1901 mais ne sera publiée qu’en 1904. La réception critique est plutôt bonne. Henri Bergson, par exemple, salue une "langue si animée et si originale que l’on ne croirait pas […] avoir affaire à une traduction". A ses quelques détracteurs, Proust, vexé, répond : "Je ne prétends pas savoir l’anglais, je prétends savoir Ruskin." Et il enchaîne aussitôt avec Sésame et les lys, choix plus curieux puisqu’il s’agit d’un recueil de conférences et d’essais sur le malaise social et l’éducation des jeunes filles en Angleterre ! Mais Proust persiste, et le livre paraît en 1906, peu après la mort de Madame Proust qui, ici encore, avait largement aidé son fils.
Après cela, comme s’il avait eu besoin de se faire la main, de se prouver à lui-même et aux autres - tous ceux qui le considéraient comme un mondain snob et dilettante - qu’il était capable de mener à bien un lourd chantier, Proust s’est attelé à la Recherche du temps perdu, qu’il définira comme sa propre "cathédrale". Une idée, peut-être, née à la lecture de Ruskin, ou tout du moins confortée par elle, ainsi qu’en témoigne sa préface à Sésame et les lys. Méditant sur les colonnes de la Piazzetta de Venise, Proust évoque déjà "la place inviolable du Passé : - du Passé familièrement surgi au milieu du présent". Proust va devenir grand, et Ruskin, ce "prodigieux bavard", passer pour son prophète.
"Bouquins" présente aujourd’hui, grâce à l’érudit Jérôme Bastianelli, une édition monumentale et impeccable de tout le corpus ruskinien de Proust. Une belle redécouverte.
J.-C. P.