ÉTATS-UNIS

Quand la bibliothèque devient une affaire privée

Quand la bibliothèque devient une affaire privée

Aux Etats-Unis, des élus ont privatisé leurs réseaux de lecture publique, déléguant la gestion à une entreprise commerciale. Une tendance très controversée mais qui pourrait s'accentuer en raison des difficultés budgétaires croissantes rencontrées par les collectivités locales.

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Par Véronique Heurtematte
avec Créé le 15.04.2015 à 21h00 ,
Mis à jour le 23.04.2015 à 10h06

Maquette de la nouvelle bibliothèque de Newhall à Santa Clarita, en Californie, actuellement en cours de construction.- Photo DR

Privatiser les bibliothèques publiques : vue de France, l'idée paraît incongrue. Aux Etats-Unis, c'est une réalité depuis plusieurs années déjà. Tout commence en 1997, en Californie : le comté de Riverside décide alors de confier l'entière gestion de son réseau de bibliothèques à une entreprise privée, Library Systems & Services (LSSI). C'est la première fois qu'une collectivité locale américaine privatise sa mission de lecture publique. Depuis, LSSI, jusqu'à présent l'unique opérateur dans ce domaine aux Etats-Unis, a gagné progressivement du terrain. La société gère aujourd'hui 18 réseaux dans 6 Etats, totalisant 75 établissements, ce qui en fait le cinquième plus grand réseau de bibliothèques aux Etats-Unis derrière ceux de New York, de Los Angeles, du comté de Los Angeles et de Chicago. LSSI ne représente que 0,3 % des bibliothèques publiques américaines, mais la privatisation des bibliothèques, très décriée par la profession et souvent impopulaire auprès du grand public, déchaîne régulièrement des controverses acharnées. La dernière polémique en date, et sans doute la plus importante par son ampleur, a été déclenchée par la privatisation du réseau des bibliothèques de Santa Clarita (Californie). Malgré une forte opposition des usagers, la ville a décidé de sortir ses trois établissements du réseau du comté de Los Angeles et de les confier à LSSI à partir de juillet 2011. Le cas de Santa Clarita a particulièrement frappé les esprits, car, pour la première fois, c'est une ville sans aucun problème budgétaire particulier qui optait pour la privatisation. Jusque-là, en effet, LSSI constituait un recours en cas de situation problématique : embarras financiers, difficultés à attirer et à garder un directeur compétent, soucis dans la gestion d'une équipe, etc. Pour les élus de Santa Clarita, la décision a d'abord été motivée par la volonté de trouver en externe une expérience et des compétences dont la ville ne disposait pas. L'aspect pécuniaire a joué aussi : alors que la ville avait estimé que la gestion de son réseau lui coûterait 5,1 millions de dollars par an, LSSI a proposé de s'en charger pour 3,8 millions.

FORTE OPPOSITION DE LA PROFESSION

Très vite les bibliothécaires ont exprimé leur hostilité à l'égard de la privatisation des bibliothèques. L'American Library Association (ALA), la plus grande organisation professionnelle américaine, a adopté dès 2001 une résolution qui stipule notamment : "L'association des bibliothèques américaines affirme que la politique et la gestion des bibliothèques publiques doivent rester dans le secteur public. » Les professionnels reprochent à LSSI de réaliser son profit au détriment de la qualité de service et du personnel. Les bibliothécaires en place au moment de la privatisation doivent repostuler et deviennent des salariés de LSSI, perdant les avantages du statut public. Les équipes sont souvent réduites, et le personnel nouvellement recruté moins qualifié, donc moins bien payé. A Santa Clarita, par exemple, le nombre de bibliothécaires professionnels est passé de 14 à 9, et le nombre total de postes de 60 à 48. LSSI, de son côté, affirme qu'elle peut gérer des bibliothèques avec un budget moindre tout en dégageant des bénéfices grâce à une gestion plus efficace et aux économies d'échelle dues à sa taille. Quant au manque de transparence, son directeur général, Brad King, rappelle que les bibliothèques gérées par LSSI restent financées par des fonds publics et que la politique de lecture publique continue d'être décidée par la collectivité locale. Certains Etats commencent à réagir du fait de la situation. Le gouverneur de Californie a ainsi promulgué en 2011 une loi qui encadre plus strictement la privatisation. Les économies qu'en tirera la collectivité locale doivent être démontrées et des garanties doivent être prises concernant les emplois.

MIEUX QUE RIEN DU TOUT ?

Les bibliothèques privatisées sont-elles de moins bonne qualité que celles qui restent dans le giron public ? Difficile à dire car les évaluations précises et chiffrées font défaut. A Santa Clarita, la fréquentation a augmenté, les horaires d'ouverture ont été élargis, la bibliothèque est désormais ouverte le dimanche, le réseau compte 77 ordinateurs supplémentaires ainsi qu'une nouvelle collection de livres parascolaires, et propose un programme plus important d'animations pour les enfants. Les usagers peuvent même emprunter un ordinateur portable ! Un récent rapport conduit par l'ALA relève au contraire, mais de manière prudente et très nuancée, des baisses de qualité de service dans certains cas. "D'une manière générale, les bibliothèques privatisées semblent être dans un état légèrement moins bon que la moyenne, note l'auteur. Mais la plupart d'entre elles étant localisées dans des quartiers déshérités, il est difficile de dire comment elles fonctionneraient si elles n'avaient pas été privatisées. » Depuis 1997, LSSI a gagné de nouveaux marchés, mais 6 collectivités locales sont revenues à une gestion publique, constatant que finalement cela leur coûterait moins cher.

En 2008, l'entreprise s'est installée en Grande-Bretagne avec l'intention de conquérir 15 % des bibliothèques en cinq ans ! Elle n'a décroché aucun contrat pour l'instant et compte au moins un concurrent, la société John Laing, qui dirige les 11 bibliothèques du district de Hounslow dans le nord de Londres. Mais dans un pays où les collectivités locales n'hésitent pas à fermer leurs bibliothèques, et où la privatisation des services publics est une pratique courante, le terrain paraît propice. Certains voient la privatisation comme une option préférable à la fermeture pure et simple d'établissements. D'autres pays connaissent des cas de privatisation de bibliothèques, notamment en Suède où la gestion de 11 antennes de Stockholm a été externalisée. En France, une telle situation semble impensable, mais l'externalisation de certaines tâches qui ne font pas partie du coeur de métier est déjà une réalité. La bibliothèque départementale du Morbihan a par exemple supprimé sa desserte par bibliobus et confié à un prestataire privé le transport des documents mis en dépôt dans les antennes de son réseau.

15.04 2015

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