Depuis l’invention des autodafés jusqu’au geste des Talibans, la censure sait se montrer spectaculaire.
Renaud Adam, historien du livre de la première Modernité qui œuvre aussi pour une maison de vente aux enchères bruxelloise, vient de signer un court essai sur Le Théâtre de la censure (XVIe et XXI siècles), De l’ère typographique à l’ère numérique, publié par l‘Académie royale de Belgique.
Renaud Adam s’intéresse à la mise en scène de la censure, apportant « des éléments de compréhension à un phénomène résolument contemporain par une mise en perspective avec la situation du XVIe siècle ». Il faut dire que les travaux de Renaud Adam portent principalement sur l’économie du livre dans les anciens Pays-Bas du XVe au XVIIe siècle, avec une attention particulière aux questions d’ordre socioéconomique, aux transferts culturels et à la réception de la culture italienne. Il a abordé ces thématiques dans plusieurs livres.
Cette fois-ci, il entend proposer des pistes de réflexions sur la problématique de la censure au début de l’ère numérique à l’aune d’une grille de lecture élaborée pour le XVIe siècle, qui connut l’un des plus grands épisodes « biblioclastes » de l’histoire européenne.
Le pouvoir de l'interdiction
Et de se pencher sur des « affaires » qui montrent l’attrait du censeur pour la publicité. Il s’agit d’affirmer son pouvoir et de montrer le pouvoir de l’interdiction.
Prenons quelques exemples édifiants. Quand le premier tome de Sexus d’Henry Miller paraît à Paris en 1949 aux éditions de la Terre de Feu, le tollé est sans précédent. L’édition en anglais, également parisienne, est naturellement interdite, mais en plus, son éditeur, Maurice Girodias (qui sera aussi celui du Lolita de Nabokov), est traîné devant la justice. La version française est pilonnée. Et un second tirage n’est autorisé qu’à la condition que les passages les plus périlleux subissent le filtre du caviardage !
Des placards sont apposés sur des passages entiers par les censeurs. Là où est censé régner la débauche, le lecteur ne trouve que du blanc. Mais l’imagination du lecteur est peut-être pire encore que celle de l’écrivain, aussi dépravé soit-il…
Bouddhas
Un demi-siècle plus tard, le 26 février 2001, les agences de presse des cinq continents prennent laborieusement connaissance de la dernière excentricité des nouveaux maîtres de l’Afghanistan, sous la forme d’un décret qui dit : « Sur la base de consultations juridiques menées par l’émir [qui n’est autre que le mollah Omar] de l’Émirat islamique d’Afghanistan et d’un arrêt de la Cour suprême afghane, toutes les statues situées dans les différentes régions du pays doivent être détruites. (…) Aujourd’hui, ces statues sont respectées et peuvent redevenir des idoles dans l’avenir (…). En conséquence, l’Émirat islamique d’Afghanistan a chargé le ministère pour la Promotion de la Vertu et de la Lutte contre le Vice et le ministère de l’Information et de la Culture (…) de détruire toutes les statues, de façon à ce qu’à l’avenir personne ne leur rende de culte ni ne les respecte. »
Moins d’une semaine plus tard, le 1er mars, les ordres du mollah sont exécutés et les trois Bouddhas de Bâmiyân, qui ont survécu à un millénaire et demi d’invasions dont il serait ici trop long de dresser la liste, sont dynamités et soumis à d’intenses tirs d’artillerie. Un mois est nécessaire pour venir à bout des deux statues de 53 et 38 mètres situées en face de Bâmiyân, ancien centre majeur du bouddhisme. Le Bouddha haut d’une dizaine de mètres de Kakrak, qui se dresse à quelques kilomètres au sud-est de Bâmiyân, est plus facilement terrassé.
Résurrection?
Le tollé est universel. Le monde n’avait plus été témoin depuis longtemps d’un acte de censure si dévastateur. Il convient toutefois de rappeler (rappel qui n’exonère en rien la barbarie des talibans, laquelle relève d’ailleurs de dissensions internes entre durs, sous influence saoudienne, et modérés) que dans un décret publié deux ans plus tôt, le mollah Omar s’élevait vigoureusement contre tout acte de malveillance à l’encontre des statues. Et que les Bouddhas avaient subi leur lot d’outrages bien avant l’ultime déchaînement de mars 2001. L’arrivée de l’islam au IXe siècle a sans doute été fatale au visage de la grande statue, au XVIIIesiècle, ses jambes ont été broyées par les canons de Nader Shah et les peintures qui couvraient les géants ont disparu au gré des raids prenant la zone pour cible.
Les Bouddhas de Bâmiyân ont été plusieurs fois reconstruits au cours de leur histoire, en tout cas partiellement, et ils le seront probablement cette fois encore, mais l’initiative talibane a entraîné des pertes peut-être plus graves dans les musées du pays. En 2008, une équipe d’archéologues afghans a extrait des roches de Bâmiyân un modeste Bouddha couché d’une vingtaine de mètres… en attendant de mettre la main sur celui de 300 mètres mentionné dans les récits d’un voyageur chinois du VIIe siècle.
Le temps semble toutefois terminé d’une censure qui privilégierait les autodafés et les embastillements des plumitifs fauteurs de trouble.
Mais lui ont succédé l’interdiction pure et simple, ou, la version supposée soft, incarnée par la suppression d’un paragraphe ou d’une page, un comme si un tel maquillage pouvait s’opérer sans retirer le livre de la vente et procéder à une nouvelle impression…
Sans compter les dommages-intérêts faramineux ou encore les publications judiciaires exorbitantes, toutes mesures s’apparentant, sans provoquer un grand émoi, à la mort du brûlot qui s’est aventuré en librairie.