Les jurés Goncourt n’auront pas attendu l’annonce du lauréat, mardi 3 novembre chez Drouant, pour déjouer tous les pronostics. Le 27 octobre, depuis le musée du Bardo, à Tunis, ils ont dévoilé une troisième et dernière sélection de quatre titres sans 2084 : la fin du monde de Boualem Sansal (Gallimard), pourtant donné gagnant par les observateurs. Même les seize critiques littéraires interrogés par Livres Hebdo entre les deuxième et troisième sélections s’y étaient laissé prendre : une écrasante majorité voyait déjà ce "passionnant roman d’anticipation" couronné, "dans une époque où tout le monde se réclame de George Orwell et s’inquiète du fanatisme religieux". Et plusieurs soulignaient la nécessité de récompenser un auteur algérien, après le sacre l’an dernier de Lydie Salvayre face à Kamel Daoud, perçu comme un "rendez-vous raté de l’académie avec l’histoire".
Après révision, c’est un autre auteur Gallimard qui bénéficie du report de pronostics. A la question "Qui aura le Goncourt ?", neuf sondés sur seize (56 %) répondent Hédi Kaddour, Goncourt du premier roman en 2005 (Waltenberg, Gallimard) et qui signe, avec Les prépondérants, une fiction sur le Maghreb des années 1920 traitant des mentalités coloniales avec, selon les journalistes interrogés, "intelligence" et "un rare souffle romanesque". Trois misent sur Nathalie Azoulai (Titus n’aimait pas Bérénice, P.O.L) et deux sur Mathias Enard (Boussole, Actes Sud), tandis que Tobie Nathan (Ce pays qui te ressemble, Stock), avec une voix pour son roman sur l’Egypte de son enfance, fait figure d’outsider. A la question "Qui devrait l’avoir ?", en revanche, le Franco-Tunisien n’obtient que deux voix. Il est largement devancé par Mathias Enard, qui convainc sept critiques avec son ouvrage sur les traces des orientalistes, situé "entre l’essai, le roman et le poème" et "sublimé par un poignant suspense amoureux", et par Boualem Sansal, cité quatre fois. Christine Angot et Simon Liberati sont également mentionnés à deux reprises, et Tobie Nathan obtient une voix, comme le primo-romancier Christophe Boltanski.
Rendre service à la librairie
Le 3 novembre, l’académie Goncourt fera en tout cas son choix dans une sélection résolument tournée vers l’Orient. Un choix dont le juré Régis Debray, interviewé par Augustin Trapenard le 7 octobre sur France Inter, souhaitait qu’il "fasse à la fois honneur à la littérature et rende service à la librairie". Cette approche peut servir Les prépondérants même si le titre de Gallimard figurait encore, à l’heure où nous mettions sous presse, dans le trio de finalistes du grand prix du Roman de l’Académie française décerné jeudi 29 octobre.
Mais les parieurs ont aussi noté que, depuis deux ans déjà, le prix des Libraires de Nancy-Le Point récompense dès septembre le futur Goncourt et qu’il a consacré cette année Boussole de Mathias Enard. De quoi faire espérer à Actes Sud une fin d’année en apothéose après le Nobel de littérature de la Biélorusse Svetlana Alexievitch.
Les pronostics de seize critiques littéraires
Qui devrait l’avoir ? Boualem Sansal. 2084 : la fin du monde est le livre le plus courageux de la sélection initiale, à la fois accessible à tous, dans l’air du temps, remarquablement intelligent et très bien écrit. Là où Houellebecq avait fait une farce burlesque, il réussit une fable philosophique incroyablement bien construite.
Qui l’aura ? Hédi Kaddour a beaucoup d’atouts. Un attachement assumé, et heureux, au roman classique. Une prose élégante. Un sujet qui touche à l’histoire mais aussi à l’actualité, tant la mémoire coloniale hante nos débats publics. Enfin, un grand éditeur, qui fut rarement malheureux quatre années d’affilée.
Qui devrait l’avoir ? Christine Angot ! Un amour impossible aurait fait un beau Goncourt : d’un côté, il passe pour être un roman moins « scandaleux » que les précédents, donc plus facile à couronner ; d’un autre côté, il préserve ce qui fait la force d’Angot, une certaine idée de la littérature comme vérité, de l’écriture comme courage.
Qui l’aura ? Hédi Kaddour.
Qui devrait l’avoir ? Hédi Kaddour ou Mathias Enard, deux talentueux romanciers dont les livres en compétition font rêver, voyager, s’évader de notre quotidien. Deux écrivains discrets, rares, qui ne parlent pas pour ne rien dire.
Qui l’aura ? Je n’en sais rien.
Qui devrait l’avoir ? Simon Liberati. C’est pour moi le seul écrivain qui a un univers singulier dans cette rentrée littéraire. Du point de vue de l’écriture et de la forme, Eva est le titre le plus abouti. C’est un objet esthétiquement magnifique.
Qui l’aura ? Si j’ai bien compris Régis Debray, il faut essayer de contenter la librairie et la littérature, donc, je pense, Hédi Kaddour. Les prépondérants raconte dans un rare souffle romanesque la rencontre des mondes contraires.
Qui devrait l’avoir ? Il faut toujours essayer d’être un peu plus grand que soi, donc La cache, de Christophe Boltanski, qui raconte une histoire (sa famille) et une Histoire (la France).
Qui l’aura ? Malgré son titre dissuasif, le roman d’Hédi Kaddour fera un bon Goncourt. Les prépondérants a le charme des fresques romanesques, sans pour autant aligner les clichés. Rapports de force et volontés d’émancipation sont allègrement dessinés. Et l’auteur porte les couleurs Gallimard, qui n’a pas eu le prix depuis 2011.
Qui devrait l’avoir ?Un amour impossible est à la fois un succès de librairie et un grand livre. Faire revenir Christine Angot dans la course aurait de l’allure. On devrait lui donner le prix, elle en défendrait les couleurs avec intelligence et fougue, ce serait tout bénéfice pour elle et pour l’institution Goncourt.
Qui l’aura ? J’ai envie de dire que c’est Nathalie Azoulai qui l’aura, même si une femme l’a eu l’an passé. Titus n’aimait pas Bérénice est un livre beau, sensible, qui n’a pas forcément fait la une mais qui a fait son chemin doucement dans le cœur des lecteurs.
Qui devrait l’avoir ? Boualem Sansal, car son roman propose une vision très aiguë de notre monde servie par une écriture exigeante, une fusion qui donne à ce livre une puissance époustouflante.
Qui l’aura ? Mathias Enard a de bonnes chances avec Boussole, même si c’est un livre que j’ai par ailleurs étrillé.
Qui devrait l’avoir ? Parmi les quatre finalistes, Hédi Kaddour est le plus fédérateur, c’est donc lui qui devrait l’avoir, mais je dis cela sans enthousiasme. Je n’ai pas vraiment eu de coup de cœur dans cette rentrée, mais je regrette que Sorj Chalandon, Christine Angot et Delphine de Vigan aient été évincés.
Nelly Kaprièlian, Les Inrockuptibles
Qui l’aura ? Le jury Goncourt se prenant pour l’académie Nobel, privilégiant les sujets sérieux, politiques, Hédi Kaddour a toutes ses chances avec Les prépondérants, en plus d’être académique. Mais je ne désespère pas pour Mathias Enard : autour des rapports Orient-Occident, Boussole est plus beau, poétique.
Qui devrait l’avoir ? Si le Goncourt était un prix véritablement littéraire, il aurait dû revenir à Simon Liberati pour Eva, le plus beau roman de cette rentrée, parce que son écriture est magnifique. Ou alors à Christine Angot pour Un amour impossible. Son œuvre innovatrice n’a jamais reçu de prix, ce que je trouve inexplicable.
Qui l’aura ?Boussole, de Mathias Enard : le grand livre de la rentrée ! L’érudition phénoménale de l’auteur n’a d’égale que sa puissance narrative. Boussole est un roman monument enchâssé d’une multitude de romans miniatures et sublimé par un poignant suspense amoureux. L’Orient et l’Occident ont une longue histoire de dialogue et d’échange, nous rappelle opportunément Mathias Enard.
Qui devrait l’avoir ? Le même, pour les raisons invoquées précédemment.
Qui l’aura ? Avec Les prépondérants, Hédi Kaddour porte la saga historique à la française à un point de perfection formelle assez rare. Son sens du romanesque, sa valeur littéraire et l’intelligence avec laquelle il traite des mentalités coloniales lui donnent des allures de Goncourt idéal.
Qui devrait l’avoir ? Hédi Kaddour et Alain Mabanckou feraient de beaux lauréats. Mais puisque le testament d’Edmond de Goncourt invite à donner le prix "aux tentatives nouvelles et hardies de la pensée et de la forme", le choix de l’encyclopédique Boussole de Mathias Enard devrait s’imposer.
Qui l’aura ? Nathalie Azoulai.
Qui devrait l’avoir ? Mathias Enard pour Boussole, un monument littéraire en même temps qu’un propos de pleine actualité : l’orientalisme, histoire et conséquence.
Qui l’aura ? Hédi Kaddour.
Qui devrait l’avoir ? Boualem Sansal pour des raisons essentiellement extra-littéraires : il s’agit de rattraper le rendez-vous manqué avec l’histoire l’an dernier en ne couronnant pas Kamel Daoud.
Qui l’aura ? Hédi Kaddour, parce qu’il y a dans Les prépondérants un thème actuel - le choc des civilisations - mêlé à une vraie écriture romanesque. Et les critiques avaient adoré Waltenberg, Goncourt du premier roman en 2005.
Qui devrait l’avoir ? Mathias Enard. Il a écrit un livre que lui seul pouvait écrire. Entre l’essai, le roman et le poème. Trop touffu, trop complexe ? Au moins, les lecteurs en auront pour leur argent.
Qui l’aura ? Pourquoi pas un outsider, tel que Tobie Nathan, qui, dans Ce pays qui te ressemble, ne quitte pas les rives de la Méditerranée avec son Egypte soumise à l’oppression anglaise.
Qui devrait l’avoir ? A l’instar du quartet tunisien qui a obtenu le prix Nobel de la paix, je suggère de primer Boualem Sansal, Mathias Enard, Hédi Kaddour et Tobie Nathan, quatre auteurs représentatifs d’une langue archipel, quatre livres en prise avec le bassin méditerranéen.
Qui l’aura ?Titus n’aimait pas Bérénice de Nathalie Azoulai, la grande "outsider" de cette dernière liste - ce qui en fait, de fait, la grande favorite. En éliminant Boualem Sansal contre toute attente, les jurés ont prouvé que leur première qualité était décidément de faire preuve d’humeur, de caractère et d’originalité. Dont acte.
Qui devrait l’avoir ? Après l’élimination prématurée d’Un amour impossible de Christine Angot, dont l’œuvre aussi impressionnante qu’unique dans le champ littéraire mériterait décidément d’être sacrée un jour, je penche quand même pour le roman de Mathias Enard, qui se distingue des autres candidats par sa force d’évocation, son écriture et son érudition.