Grande dame du livre, auquel elle a consacré sa vie, d’abord libraire puis éditrice spécialisée dans la littérature érotique, auteure d’une cinquantaine d’ouvrages en tous genres, dont l’illustre Bicyclette bleue, Régine Deforges s’est décidée à rédiger ses Mémoires. Entre autres épisodes d’un parcours tumultueux, émaillé de scandales, de procès, de faillites, elle revient sur celui, fondamental, du « cahier volé » (voir ci-dessous), qui a retardé sa vocation d’écrivaine. A 78 ans, cette pionnière du féminisme est restée une femme libre, une battante qui assume ses convictions, et n’a pas peur des mots.
Livres Hebdo - Votre vie entière tourne autour des livres. Vous êtes une « femme de papier » ?
Régine Deforges - Tout à fait ! J’ai toujours été plongée dans les livres. Chez moi, c’étaient les femmes qui lisaient, comme mes grands-mères, à qui j’ai rendu hommage dans mon premier roman (Blanche et Lucie, Fayard, 1976). Le livre est au centre de ma vie. Regardez : mon mari, Pierre Wiazemsky, petit-fils de Mauriac et frère d’Anne, est reporter-dessinateur ; mon fils, Franck Spengler, dirige les éditions Blanche, au sein du groupe Hugo & Cie ; et ma fille, Camille Deforges, après avoir été libraire, s’occupe des auteurs chez Belfond et aux Presses de la Cité.
Vos premiers pas dans l’écriture ont été plutôt dramatiques ?
C’était en 1950, à Montmorillon, où je suis née le 15 août 1935. J’avais noué une liaison amoureuse avec la blonde Manon. Nous nous écrivions, et je tenais le journal intime de cette histoire. Un garçon jaloux nous a épiées, m’a volé mon cahier, et l’a fait circuler. Toute la ville a été au courant. Ça a créé un scandale affreux. J’ai été renvoyée de mon école privée, j’ai dû arrêter mes études. On n’a pas idée de la violence que j’ai ressentie. C’était comme un viol. Quelques années plus tôt, on nous aurait tondues ! Ce drame a bloqué l’écrivaine précoce que j’aurais pu être, comme Sagan. Du coup, je ne suis revenue à l’écriture que tardivement, dans les années 1970. Quant au Cahier volé (Fayard, 1978), il aurait dû être mon premier livre, mais je n’étais pas en état de le faire.
Depuis, vous avez pardonné ? Vous êtes retournée à Montmorillon ?
J’ai pardonné, pas oublié. Je ne comprends toujours pas l’acharnement, le lynchage dont j’ai été victime. Quant à Montmorillon, j’y ai été conseillère municipale socialiste dans les années 1990. J’ai créé un salon du livre dont je m’occupe encore et qui rencontre un joli succès. En 2000, la ville a été décrétée Cité de l’écrit et des métiers du livre, et j’en suis la marraine.
Pourquoi avoir décidé d’écrire vos Mémoires ?
Je ne me prends ni pour Chateaubriand ni pour Rousseau ! Mais j’ai eu envie de raconter mon parcours, en toute sincérité, et j’ai proposé cette idée à Malcy Ozannat, chez Robert Laffont, un éditeur avec qui je travaille pour la première fois. Je souhaitais un éditeur qui s’implique à fond à mes côtés. Etant donné que je suis du métier, on ne peut pas me raconter de salades !
Comment avez-vous commencé dans les « métiers du livre » ?
J’ai débuté comme libraire au Drugstore Publicis Champs-Elysées, en 1957-1958. Au bout d’une semaine, grâce aux représentants des maisons d’édition, qui jouaient déjà un rôle décisif dans la chaîne du livre, je connaissais mon métier. Découvrir un texte, en parler, le faire aimer, c’est ce qui m’a toujours tenue debout. Si je recommençais aujourd’hui, et je suis parfois tentée, je ferais du livre ancien et d’occasion.
Ensuite, vous êtes devenue éditrice ?
En 1967, par hasard. Parce que j’avais rencontré Jean-Jacques Pauvert, dont j’admirais la culture, le travail, la liberté. Avec son aide, j’ai créé les éditions L’Or du temps (en hommage à André Breton), pour publier des livres érotiques qu’on ne trouvait pas en librairie. J’ai commencé avec Le con d’Irène, un texte anonyme, jamais assumé par son auteur, Aragon. Je lui ai écrit deux fois, il ne m’a pas répondu. Même lorsque cette publication m’a valu ma première saisie, parce que le livre ne portait aucun nom d’auteur, il n’a pas moufté. Je sais qu’il disait de moi : « C’est une emmerdeuse ! »
L’édition, ça a été très important pour vous ?
C’est une vraie passion, alors qu’au début certains croyaient que je n’étais qu’un prête-nom de Jean-Jacques Pauvert, une femme de paille ! Et, quoique je sois féministe, les féministes m’insultaient parce que je publiais de la littérature érotique « pour hommes »… Après L’Or du temps, il y a eu deux fois les éditions Régine Deforges, puis Ramsay, jusque dans les années 1990. Avec quelques faillites et quelques procès.
Combien ?
Je n’ai pas compté ! Mais, anecdote amusante, Simone Rozès, qui fut la mythique présidente de la 17e chambre correctionnelle et m’a souvent condamnée, a accepté de participer à un documentaire qui m’est consacré, et qui va passer sur France 2 en octobre.
Vous avez été la première femme dans une profession qui s’est largement féminisée depuis. Ça vous fait plaisir ?
Je ne suis pas mécontente… Les femmes sont plus courageuses que les hommes. Grâce à un avocat, j’ai pu conserver la propriété de mon nom. Je pourrais recommencer demain. Mais l’édition a bien changé, c’est devenu un vrai business. Et les petits, souvent plus curieux que les grands, n’ont pas les moyens de leur politique.
Que pensez-vous du numérique ?
Je ne suis pas contre du tout. Si j’avais vingt ans de moins, je lirais peut-être sur tablette. Mais moi, je suis papier. Je suis une chineuse compulsive, sur les quais, au marché Georges-Brassens, dans les brocantes. C’est très important pour moi.
Pour le grand public, vous restez l’auteure de La bicyclette bleue (Ramsay, 1981). Enorme succès et aussi source d’ennuis ?
Mon mari m’avait mise en garde, dès le début, contre cette idée d’écrire un remake français d’Autant en emporte le vent. Mais le procès est venu bien après, à cause du succès du roman. J’ai gagné aux Etats-Unis. En France, j’ai perdu une première fois, gagné en appel puis en cassation, et gagné encore en appel final à Versailles. Mais ça a été très pénible, ça m’a coûté beaucoup d’argent et de temps. C’est à cause de ça que j’ai arrêté l’édition.
La bicyclette bleue, c’est le livre de vous que vous préférez ?
Non. Mon livre préféré, c’est La révolte des nonnes (Fayard, 1981), une histoire qui se passe dans le monastère de Sainte-Croix, à Poitiers, à la mort de Radegonde.
Vous êtes croyante ?
Par intermittence ! Mais je suis fascinée par le Moyen Age, l’époque des bâtisseurs de cathédrales, où sur la foi reposait un monde neuf.
Les sujets historiques vous inspirent ?
Oui. Actuellement, je suis en train d’écrire La bergère d’Ivry (titre provisoire), l’histoire d’Aimée Millot, une jeune fille assassinée sur les bords de la Bièvre par son amoureux Honoré Ulbach, celui du Dernier jour d’un condamné de Victor Hugo.
A vous lire, l’écriture de L’enfant du 15 août semble s’être faite dans une certaine souffrance. Pourquoi ?
Ça m’a fait replonger dans des époques que j’avais oubliées. Je m’aperçois que, souvent dans ma vie, je n’ai pas manqué de cran : outrages aux bonnes mœurs, amendes… J’ai failli faire de la prison pour dettes. Je n’aurais peut-être pas autant de courage aujourd’hui. Mais je ne reconnais à personne le droit de m’humilier, comme quand j’étais gamine, au moment du « cahier volé ».
On se souvient encore de votre démission fracassante du jury du prix Femina, en 2006.
C’était absurde de reprocher à Madeleine Chapsal d’avoir publié le compte rendu d’une séance de délibération du jury. J’ai démissionné par solidarité avec elle, contre les bas-bleus et les tricoteuses.
A-t-on tenté de vous faire revenir ?
Pas du tout. Je suis toujours une emmerdeuse ! <
L’enfant du 15 août. Mémoires, Régine Deforges, Robert Laffont, ISBN : 978-2-221-11310-3, mise en vente le 23 septembre.