Interview - Rentrée d'hiver 2024

Régis Jauffret, la bombe de la rentrée

Régis Jauffret - Photo Olivier Dion

Régis Jauffret, la bombe de la rentrée

Avec Dans le ventre de Klara (Récamier), qui sort vendredi 4 janvier et qui raconte la grossesse de la mère de Hitler, l’auteur de Microfictions explore les abîmes du mal et élabore une réflexion sur la déflagration qu’aura engendrée le pire monstre du XXe siècle. Entretien. 

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Par Sean Rose 
Créé le 04.01.2024 à 20h06

Livres Hebdo : Votre nouveau roman Dans le ventre de Klara met en scène la mère de Hitler, enceinte de lui. Pourquoi vous êtes-vous penché sur cette figure maternelle ?

Régis Jauffret : C’est dans son ventre que Hitler est apparu, c’est dans son ventre qu’il a couru le risque de ne pas exister. Elle aurait pu avoir un rapport sexuel un autre jour et ne pas tomber enceinte ou faire une fausse couche. Ce qui m’a frappé, c'est qu’elle avait le XXe siècle dans son ventre, qu’elle portait en elle la bombe qui allait provoquer la pire déflagration du siècle suivant. Car s’il n’y avait pas eu le personnage de Hitler, le XXe siècle aurait été complètement différent, Hitler incarne le mal absolu. Je parle ici en accord avec la plupart des historiens, s’il n’avait pas pris le pouvoir en 1933, aucun autre nazi l’aurait pris à sa place, il n’avait pas d’équivalent dans ce parti, c’est son affreux charisme qui a mis le national-socialisme au pouvoir. Je pense aussi que sans lui l’Allemagne n’aurait pas mis en avant cette notion d’espace vital qui fut à l’origine de la seconde guerre mondiale.

 

Outre la mère, il y a le père appelé par celle-ci « Oncle », car elle est la nièce de l’homme qui a engendré l’enfant qu’elle porte…

Jusqu’à l’âge de 40 ans, le père de Hitler, Aloïs, porte le nom de sa mère et c’est quelqu’un surgi de nulle part – probablement son père réel – qui le fait reconnaître par son frère mort quinze ans plus tôt. Cet Aloïs, nouvellement Aloïs Hitler, a employé sa nièce Klara comme domestique quand elle a eu l’âge de 16 ans. Il vivait alors avec sa première épouse de quinze ans plus âgée que lui. Elle le mit à la porte lorsqu'il entama une relation avec une serveuse de taverne de 20 ans à qui il fit deux enfants. Elle tomba malade après la naissance du deuxième. Tandis qu’elle agonisait, il jeta son dévolu sur Klara qui avait alors 24 ans. À propos de Aloïs Hitler, je paraphraserais cette formule des féministes des années 1960 : toute relation sexuelle est un viol. Elles parlaient, bien entendu, de relations hétérosexuelles dans le cadre du mariage.

Cela dit, beaucoup de points restent obscurs, car ce sont des gens ordinaires qui n’ont aucune raison de laisser une trace particulière. S’ils appartenaient à une famille royale – ce sont souvent des rois dont on parle dans les romans – on connaîtrait jusqu’à leurs grippes et leurs menus quotidiens.

 

Ces blancs dans la généalogie de Hitler et la vie de sa mère vous ont-ils justement permis de déployer une plume plus romanesque ?

Les faits sont le squelette et la fiction est la chair. Ce roman est également une réflexion sur l’époque, on insère les personnages dans leur contexte historique et on imagine quel en était le reflet dans leur psyché. Mais tout ce qu’on sait de manière factuelle sur cette époque est dans le livre. Les noms du curé, de la sage-femme qui accoucha Clara sont par exemple authentiques. Quand je dis que le père de Hitler siffle ses enfants comme des chiens, c’est tout à fait sourcé. On connaît sa carrière de fonctionnaire de l’empire austro-hongrois parti de rien, les dates de ses mariages et les témoignages à son sujet sont assez fournis pour qu’on puisse se faire une idée juste de son caractère. Et puis, nous connaissons le pays, le monde dans lequel ces gens existent. Cette Europe en apparence paisible, aux distances qui diminuaient au fur et à mesure du quadrillage du territoire par le chemin de fer. Le train, qui jouerait ce rôle fondamental lors de la Shoah.

 

De Clémence Picot à Univers, univers, en passant par Asiles de fous ou Cannibales, c’est encore une voix de femme qu’on entend à travers ce récit de grossesse…

C’est chez moi naturel. Le premier roman que j’ai écrit à l’âge de quinze ans racontait d’ailleurs à la première personne l’histoire d’une vieille dame réincarnée, redevenue fœtus. Du reste, le décalage entre les sexes me permet d’imaginer. Dans cette Autriche de la fin de siècle, catholique et antisémite, j’ai voulu la dépeindre telle qu’elle devait être, sans relations, dans la solitude totale d’une femme soumise à un monstre autoritaire. Elle était — c'est avéré — bigote, peu éclairée, d’où l’importance du prêtre qui était son confesseur. Son confesseur devait réellement avoir sur elle une influence d’autant plus marquante qu’à part son mari et sa sœur qui vivait sous le même toit, on ne lui connaît aucune vie sociale. Le couple n’avait pas l’ombre d’un parent dans cette ville et il vivait en vase clos. On ne peut pas imaginer qu’il n’y ait pas eu de conflits entre elle et son confesseur étant donné l’origine pécheresse de son union avec le père de Hitler.

 

C’est de la fiction et pourtant la Shoah, dans la réalité de son horreur, hante votre ouvrage.

J’ai écrit plusieurs versions. Dans la première, je citais nommément Hitler, mais je me suis vite aperçu que son nom provoquait une telle déflagration que le récit en devenait incongru, ou produisait un effet comique désastreux. En outre, je n’évoquais à aucun moment la Shoah, ce qui est logique du reste, puisqu’elle ne surviendrait que des décennies plus tard. Pourtant, tel qu’il était écrit, le roman m’a semblé incomplet dans son essence même. Dans la deuxième version parue en Italie en janvier 2023 apparaît déjà la Shoah comme un pré-écho du futur Hitler, car il est indissociable de la Shoah, tout livre sur Hitler, même enfant, même dans le ventre dans sa mère, alors qu’il est encore innocent, porte l’empreinte de la Shoah. Cette version est la troisième. Dans celle-ci, la Shoah est encore plus présente. Dans le ventre de Klara est une sorte de livre hallucinatoire. L’avenir est représenté sous forme d’un affreux mirage où flottent les spectres du siècle à venir. Une des dernières scènes du livre se déroule aujourd’hui à Auschwitz-Birkenau où chaque jour des cars scolaires amènent sur les lieux des lycéens visiter le camp.

 

Vous-même avez-vous visité les camps de la mort ?

Oui. Sinon, je ne me serais pas senti le droit d’écrire ce livre.

 

Régis Jauffret, Dans le ventre de Klara, Récamier, 256 p., 21,90 €, publié le 4 janvier 

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