La librairie indépendante a le vent en poupe. Mais si le premier niveau tire bien son épingle du jeu, le deuxième est davantage à la peine. Sur un marché du livre qui, l’an dernier, d’après nos données Livres Hebdo/I+C, a renoué avec la croissance pour la première fois depuis 2009, à + 1,8 %, le deuxième niveau se situait encore légèrement au-dessous de l’équilibre, à - 0,4 %, contre + 1,7 % pour le premier niveau. "C’est un réseau qui résiste mais qui souffre", observe Guillaume Husson, délégué général du Syndicat de la librairie française (SLF).
D’abord le chiffre d’affaires
Utilisé par les diffuseurs pour désigner les moyennes et petites librairies, le terme de deuxième niveau est loin de faire l’objet d’une définition et d’un périmètre clairement établis. Et pour cause. Chaque diffuseur établit sa propre segmentation de la clientèle, qui renvoie à sa politique commerciale : taux de remises, rythme des visites de représentants, type d’informations fournies sur les nouveautés… A côté de certains éléments qualitatifs, comme la profondeur de l’offre, les critères retenus privilégient surtout le quantitatif, à commencer par le chiffre d’affaires réalisé par le point de vente. "Une grille de lecture inadaptée, estime Sylvain Fourel, fondateur de La Voie aux chapitres, à Lyon, et vice-président de l’association Libraires en Rhône-Alpes. Le chiffre d’affaires ne permet pas d’appréhender la diversité et par suite les besoins des quelque 3 000 points de vente qui composent le deuxième niveau. D’autant que celui-ci a beaucoup évolué au cours des deux dernières décennies et regroupe des profils qui n’ont pas forcément grand-chose en commun."
Représentant chez Volumen pour le deuxième niveau, Gilbert Bordage confirme l’évolution : "Le deuxième niveau, qui peut être divisé en trois catégories : les maisons de la presse-librairies-papeteries, les librairies spécialisées et les généralistes de proximité, a connu d’importants mouvements depuis quinze ans. Face aux difficultés de la presse, les premières ont pour certaines disparues, tandis que d’autres ont opéré un recentrage sur le livre. Du côté des spécialisées, les évolutions diffèrent selon leur domaine de spécialisation : alors que les religieuses peinent à se maintenir, les BD se sont multipliées. Enfin et surtout, parmi les librairies généralistes de proximité, il y a eu un vrai dynamisme malgré leur fragilité économique. Elles se sont professionnalisées et certaines font aujourd’hui un travail de premier niveau avec une énergie incroyable." Le cas des Oiseaux rares à Paris (13e) est significatif. A l’origine librairie scolaire-papeterie, cet établissement de 45 m2 a été repris il y a sept ans par une libraire expérimentée, Fabienne Olive, qui en a fait depuis un lieu de proximité entièrement dédié aux livres avec un fort rayon de littérature contemporaine et des rencontres littéraires régulières .
De même à Gisors (Eure), l’ancienne Maison de la presse a cédé la place en 2009 à L’Ange, une librairie généraliste de 100 m2 qui n’hésite pas à sortir de ses murs pour organiser des animations. A Dieulefit (Drôme), l’ouverture de Sauts et gambades, dirigée par une jeune quadragénaire, Anne-Laure Reboul, en 2014, deux ans après la fermeture de Pré texte pour cause de départ en retraite de ses gérants, illustre une tendance plus subtile de remplacement générationnel.
"Un lieu de vie"
Les importants mouvements d’urbanisation en région parisienne ont également créé des opportunités pour des librairies de proximité. Habitant Romainville (Seine-Saint-Denis) et consciente du "désert culturel" de sa ville, Emilie Grieu, libraire de formation, a ouvert en 2012, sur 40 m2, Les Pipelettes avec une solide volonté d’en faire "un lieu de vie". Pour Sylvain Fourel, les pratiques de démocratisation du livre apportées par la Fnac ont aussi favorisé l’émergence de nouvelles librairies de proximité dont certaines revendiquent des identités fortes, avec une pleine maîtrise de leur assortiment. C’est le cas du Square, à Lourdes, "une librairie de 60 m2 qui a vocation à défendre la diversité éditoriale", assure Stéphane Vernisse, qui l’a créée avec sa compagne, Julie Cénac, en 2012.
Cette revitalisation n’empêche pas le deuxième niveau de compter encore de nombreuses librairies "qui se contentent de recevoir des offices et de les présenter", reconnaît Gilbert Bordage. "Si certains points de vente se portent bien, d’autres sont en réelle difficulté", renchérit Jean-Christian Ricard, directeur commercial de FED (diffuseur des catalogues Gallimard, CDE et Sofédis).
Incluant aussi des librairies saisonnières, dans les stations balnéaires ou de ski notamment, ainsi que des librairies atypiques, par exemple ambulantes comme Mokiroule, le deuxième niveau demeure un vaste ensemble hétéroclite au sein duquel le meilleur tente de s’affirmer en dépit de conditions de travail et de rémunération souvent difficiles. "C’est là que réside le potentiel d’amélioration pour la profession", estime Henri Causse, directeur commercial des éditions de Minuit. Un enjeu non négligeable : avec la question de la santé des librairies de deuxième niveau se pose celle du maillage du territoire, et donc de la présence du livre au plus près de ses clients.
Les Oiseaux rares, comme une grande
Pour Fabienne Olive, c’est une "recréation". En reprenant il y a sept ans, à Paris (13e), une librairie scolaire-papeterie de 40 m2 qui "périclitait", elle a "créé" une librairie généraliste de proximité qui présente "un fort tropisme en littérature contemporaine" et dégage aujourd’hui un chiffre d’affaires annuel de 220 000 euros. Seule aux commandes, elle reconnaît ne pas compter ses heures de travail. "Mes journées débutent à 8 h avec de la compta. A 9 h je suis à la librairie où mes commandes ont été livrées pendant la nuit, ce qui me permet de les traiter en grande partie avant l’ouverture à 10 h. Puis, jusqu’à 19 h 30, je reçois les clients mais aussi les représentants. Après, j’ai encore deux heures de boulot pour passer les commandes et faire un peu de ménage." La libraire tient ce rythme du mardi au samedi, avec une variante le vendredi matin, où elle va dans les salles de vente à Ivry afin d’ajuster ses stocks pour le week-end sans avoir à payer de livraison supplémentaire. "On bidouille", concède-t-elle. Les jours de fermeture, dimanche et lundi, sont mis à profit pour "faire un peu de gestion et contacter les maisons d’édition en vue d’inviter les auteurs, préparer les invitations…". Et bien sûr, "à côté de tout ça, il faut aussi lire !".
Le Mokiroule : de la vie dans les villages
C’est dans un ancien bibliobus que Pascale Girard a décidé d’exercer le métier de libraire. Consciente qu’une librairie installée dans un des villages de sa région, la vallée de l’Eyrieux dans la Drôme, ne serait pas viable économiquement, elle a opté pour une formule itinérante, qu’elle connaît bien après vingt ans d’expérience dans le milieu du spectacle ambulant comme éclairagiste puis responsable logistique. Passée au préalable par l’INFL et par quelques stages en librairie, elle arpente les routes depuis septembre avec son camion chargé de quelque 3 000 titres, majoritairement orientés vers la jeunesse. "Il n’a pas toujours été facile de faire passer mon projet auprès des fournisseurs et de me faire accepter au sein du deuxième niveau, reconnaît-elle. Mais ça y est. L’ouverture des derniers comptes a été bouclée en janvier. Et, si j’en crois l’engouement manifesté par mes clients, je pense avoir un vrai rôle à jouer dans le cadre du développement territorial, notamment en ramenant de la vie dans certains villages. A côté des événements ponctuels auxquels je participe, poursuit la libraire, j’ai organisé mon travail autour de tournées qui me permettent de fixer des rendez-vous réguliers dans une douzaine de villages que je visite pour certains à un rythme hebdomadaire, pour d’autres mensuellement. Mais le lundi, je ne bouge pas : c’est le jour des livraisons !"
Montignac : reprendre le contrôle des commandes
Fondateur il y a vingt-huit ans de la Maison de la presse de Montignac, un village de 3 000 habitants en Dordogne, Arnaud Lienard, qui la dirige toujours aujourd’hui, reconnaît avoir dû sévèrement revoir sa façon de travailler pour faire face aux difficultés rencontrées par la presse ces dernières années. Sur 95 m2, il propose toujours son triptyque presse-livre-papeterie/carterie, pour un chiffre d’affaires global qui a atteint l’an dernier 500 000 euros dont 150 000 avec le livre. Mais, explique-t-il, "jusqu’en 2008-2009, je pouvais être assez coulant sur la gestion car la presse marchait très bien et finançait le reste, alors qu’aujourd’hui, je suis obligé de faire attention à tout".
Ainsi, pour le livre, il a arrêté depuis l’an dernier tous les offices. "J’ai essayé de maîtriser leurs flux, mais certains diffuseurs ne jouaient pas le jeu et chargeaient mes offices de façon déraisonnable. Du coup, j’ai tout arrêté, et maintenant je commande moi-même les titres sur la base des échanges avec les représentants, des catalogues ou de l’actualité littéraire. Résultat, alors que je retournais dix à vingt cartons de livres par mois, je n’en retourne plus que trois. Non seulement j’économise en frais de transport, mais je ne bloque plus ma trésorerie inutilement."
Diffuseurs : à chacun sa stratégie
Pour servir efficacement les librairies hétéroclites du deuxième niveau, les diffuseurs expérimentent des organisations originales.
"La question du "niveau" est essentielle pour un libraire car elle conditionne sa façon de travailler et son niveau de remise, donc de rémunération, rappelle Sylvain Fourel, fondateur de La Voie aux chapitres, à Lyon, et vice-président de l’association Libraires en Rhône-Alpes. Or, en deuxième niveau, les remises sont pourries et les conditions de travail compliquées du fait de certaines pressions commerciales, via notamment les offices. Pourtant, dans cette catégorie, un certain nombre de libraires réalisent un travail très qualitatif, équivalent à celui d’un libraire de premier niveau."
Conscients de ces contradictions, certains diffuseurs proposent des alternatives ou tout au moins des adaptations. Chez Actes Sud diffuseur, la segmentation en niveaux a été refondue au profit d’une segmentation territoriale, comme l’explique Catherine Heude, chef des ventes : "Nous avons désormais un premier ensemble d’environ 2 000 points de vente qui sont visités par 22 représentants, chargés d’une zone géographique, et un second ensemble, de taille à peu après équivalente, de magasins qui ne sont pas visités et qui travaillent à distance, par mail ou téléphone, avec une personne, en l’occurrence Emeline Selmi, qui les suit du siège."
Au sein du groupe Madrigall, une structure spécifique, FED (France édition diffusion), assure la diffusion des catalogues de Gallimard, CDE et Sofédis, auprès de plus de 3 000 points de vente de deuxième niveau. "2 000 d’entre eux sont visités par une équipe de onze représentants", précise Jean-Christian Ricard, son directeur commercial.
Chez Hachette ou Interforum, où les catalogues sont extrêmement fournis, la problématique est plus complexe. Au-delà des grandes catégories constituées par les premier et deuxième niveaux, des sous-catégories spécifiques ont depuis longtemps été introduites pour répondre aux besoins particuliers de librairies de taille moyenne qui effectuent dans certains domaines (littérature, jeunesse ou BD) un travail pointu nécessitant un niveau d’information qualitatif. Chez Hachette, la catégorie des Librairies différentes permet à des établissements qui ne peuvent pas ou ne souhaitent pas recevoir les représentants des huit équipes couvrant le premier niveau, mais qui proposent une offre qualitative, de bénéficier quand même d’un accompagnement à distance, d’obtenir des offices à la carte et des taux de remise s’approchant de ceux des librairies de premier niveau.
Inquiétudes
Les mouvements de concentration aujourd’hui à l’œuvre, comme l’intégration des diffusions Flammarion et Gallimard ou la reprise de Volumen par Interforum, font toutefois craindre aux libraires des changements dans les politiques commerciales, même si pour l’heure le statu quo reste plus ou moins de mise.
Chez Volumen, Patrice Evenor, directeur de la diffusion, évoque certes, pour cette année, dans le deuxième niveau, le passage de deux équipes de sept représentants à une seule de dix représentant. Mais au-delà de cet ajustement, "aucun projet de refonte n’a été arrêté pour l’avenir", assure-t-il.
Confirmant le propos, Olivier Fornaro, directeur commercial d’Interforum, se veut rassurant. Il indique "vouloir garder les compétences et le savoir-faire que Volumen a développés sur le deuxième niveau", rappelant que, pour sa part, Interforum dispose, pour répondre aux besoins de ces libraires, d’une palette de possibilités, avec 18 représentants sur le terrain, cinq chargés de clientèles au siège, quatre salles de vente (à Ivry, près de Paris, Lyon, Marseille et Toulouse), un site Web et bien sûr des catalogues généralistes et thématiques.