Si son nom ne dit pas grand-chose aux non-islamologues, Mohammed Iqbal est célébré en sa terre d'origine comme le père spirituel de la nation. Le 9 novembre, jour de sa naissance, est férié au Pakistan. Il naît en 1877 au Pendjab dans le Nord-Ouest de l'Inde, alors sous le joug britannique, et meurt à Lahore en 1938, soit neuf ans avant la création d'un territoire indien indépendant de confession musulmane, qu'il avait toute sa vie appelée de ses vœux. Après l'école coranique et des études de lettres, il s'embarque pour l'Angleterre où il s'inscrit au barreau de Londres, puis étudie la philosophie en Allemagne. Iqbal est à la fois profondément imbu de foi musulmane, et notamment de mystique soufie, et curieux des derniers développements de la philosophie et des sciences occidentales : William James, Einstein, ou Bergson qu'il va rencontrer.
Juriste de formation, Mohammed Iqbal est avant tout poète et philosophe - philosophe musulman. Le syntagme a des allures d'oxymore : comment, en effet, concilier la quête de vérité du philosophe à travers une méthode analytique et par voie dialectique et la foi (quelle qu'elle soit) en une vérité révélée au cœur du croyant et transmise par un texte sacré (en l'espèce, le Coran) ? Iqbal refuse cette dichotomie entre cœur et raison. L'intelligence n'est pas tout à fait intelligente si elle se coupe de cette manière directe et holistique d'appréhender le monde qu'est l'intuition et une religion ne peut être vraie si elle n'est que dogmes imperméables à la raison. La religion embrasse la raison et relie les hommes à la Nature - en dernier lieu, l'« Ego ultime » : Dieu. On reconnaîtra chez ce « Luther de l'islam » des convergences avec la philosophie bergsonienne, où tout se subsume sous le concept de durée - ce flux du temps comme étoffe de la conscience. Et l'idée que l'intelligence, ou plutôt l'intuition (une vision directe des choses par l'esprit) déborde l'intellect (une intelligence limitée par le seul cadre rationnel) est aussi chère à l'auteur de L'évolution créatrice. Mais le monisme d'Iqbal trouve sa source dans le Coran lui-même, l'unicité du divin qui en est le cœur battant. Quant à la question de l'élan vital, Iqbal qui a lu Nietzsche et voit bien le défi que pose pour la religion la « mort de Dieu » entend revivifier l'islam jusqu'alors sclérosé par des siècles de lecture littérale de la charia en « fai[sant] émerger de l'islam comme religion historique, traditionnelle, propre à une civilisation, les éléments d'une vie spirituelle nouvelle et universelle. »
L'ambitieux projet est exposé dans son grand œuvre - sept conférences réunies sous le titre La reconstruction de la pensée religieuse en Islam, dont Abdennour Bidar rend ici une nouvelle traduction accompagnée d'un salutaire appareil critique. Iqbal y remet l'humain au centre de la parole prophétique de Mahomet et, toujours inspiré du soufisme, forge des concepts originaux, telle l'« égoïté », soulignant la « permanence de l'ego humain dans une personnalité plus profonde », notre participation à l'acte créateur de Dieu.
La reconstruction de la pensée religieuse de l'islam - Traduit de l'anglais, présenté et annoté par Abdennour Bidar - Préface de Souleymane Bachir Diagne
Gallimard, « Bibliothèque des idées »
Tirage: NC
Prix: 19 euros ; 352 p.
ISBN: 9782070149698