On connaissait l'existence du Journal de Reynaldo Hahn, musicien, compositeur et critique musical, né vénézuélien en 1874, installé en France, naturalisé français en 1907, directeur de l'Opéra de Paris de 1945 à sa mort en 1947. On savait qu'Hahn l'avait tenu de 1890 à 1945, qu'il était monumental, mais l'édition en est demeurée impossible jusqu'en 2018, pour des dispositions testamentaires, tant de l'auteur que de son ayant droit et dernier compagnon, l'acteur et chanteur Guy Ferrant, décédé en 1954. On n'entrera pas dans la complexité de sa composition, de sa mise au net, qui n'a presque rien à envier, ainsi que l'explique Philippe Blay, le maître d'œuvre de l'entreprise, à celle d'À la recherche du temps perdu, d'un certain Marcel Proust. Reynaldo Hahn fut son amant de 1894 à 1896, et il resta jusqu'à sa mort l'ami intime. Le seul, rapporte Céleste Albaret, la gouvernante de « M. Proust » durant ses dix dernières années, à avoir un accès direct et permanent, au débotté, à la chambre enfumée où l'écrivain se tuait à achever son œuvre. L'essentiel des manuscrits de Hahn (tapuscrits, en fait, il jetait ses manuscrits après dactylographie) est conservé à la bibliothèque de l'Opéra de Paris/BnF. Même s'il est souvent question de « Marcel » sous la plume de Hahn, pour qui « Marcel désigne toujours Marcel Proust », qu'on ne compte pas sur lui pour révéler leurs secrets d'alcôve : le Journal s'interrompt de 1892 à 1897. De même qu'on n'a pas de lettres de Marcel à Reynaldo de 1896 à 1904. Ni même de lettres de Lucien Daudet, l'un des fils d'Alphonse, qui succéda au musicien dans le cœur de Proust, sans le remplacer. Mais ces gens élégants, qui fréquentaient le grand monde, tenaient à la discrétion et savaient s'autocensurer.
Nonobstant, cette anthologie du Journal est passionnante. On y suit la vie d'un homme, depuis sa folle et mondaine jeunesse parisienne. Ainsi, le 21 juin 1890, est-il invité à une réception à l'Académie des Beaux-Arts, sous la Coupole, où il croise − et croque − tout le gratin du moment, avec talent et une belle insolence. Exemple : « Je vois Saint-Saëns, furieux, grognant contre un monsieur qui le tenait par un bras, voulant lui parler, et qui l'empêchait, par cette simple action, de se diriger vers un endroit intime où l'on se livre à des évacuations urinaires. » N'oublions pas qu'il avait alors 16 ans ! Hahn était un homme du XIXe siècle, de haute culture classique, avec un style en rapport.
Cependant, les événements vont le façonner. La Première Guerre mondiale, où il combat, puis, durant la Seconde, l'Occupation. Hahn, inquiété par les collabos sous prétexte que son père était juif (mais sa mère très catholique), a fui Paris pour Toulon, puis s'est installé à Monte-Carlo, où il a vécu de 1942 à 1945. Malheureux apparemment. Son Journal s'achève ainsi, le 20 février 1945 : « Nous partons dans deux ou trois jours. Ouf ! Tout plutôt que cet affreux endroit où nous sommes depuis vingt-neuf mois : atroces. J'aurai passé ici quelques-uns des moments les plus tristes et les plus angoissants de ma vie. » Paris et son Opéra l'attendaient, pour une apothéose aussi méritée que brève : deux ans à peine.
Journal : 1890-1945 édition Philippe Blay, préface Jean-Yves Tadié
Gallimard
Tirage: NC
Prix: 19 € ; 416 p.
ISBN: 9782072990007