Par sa décision n° 24-DCC-293 du 20 décembre 2024, l'Autorité de la concurrence a validé l'acquisition de la société Delcourt par le groupe Editis. Cette opération soulevait des questions relatives à la concentration du marché, à ses effets sur la concurrence et à son impact sur les différents maillons de la chaîne du livre. Dans sa décision, l'Autorité de la concurrence a mené une analyse approfondie du secteur afin de déterminer si cette concentration aurait pu nuire à l'équilibre concurrentiel du secteur.
À cet égard, au-delà du cas d’espèce, sa lecture est particulièrement instructive sur le marché de l’édition. Comme l’a relevé l’Autorité dans son communiqué, le secteur de l’édition fait rarement l’objet d’un examen approfondi en matière de concentration, rendant cette décision particulièrement instructive quant à l’approche retenue par l’Autorité pour l’analyse concurrentielle du marché du livre.
Validée dès la phase 1, sans mesure corrective ni engagement, cette acquisition est notable en ce qu’elle s’inscrit dans la continuité de l’analyse développée par la Commission européenne dans sa décision Vivendi/Lagardère du 9 juin 2023. Elle met également en exergue une segmentation affinée du marché de la vente de livres, distinguant notamment la bande dessinée, le manga et le comics.
Des acteurs majeurs de l’édition française
Le groupe Editis, acteur majeur de l’édition en France et présent dans d'autres pays francophones tels que la Belgique, le Luxembourg, la Suisse et le Canada, est un groupe d'édition généraliste, regroupant une cinquantaine de maisons d'édition dans le domaine de la littérature, de l'éducation et de la référence (dictionnaires et encyclopédies). Dans le domaine de la bande dessinée, Editis est présent par le biais, notamment, de la maison d'édition de mangas Kurokawa. Il fournit également, par l'intermédiaire de sa filiale Interforum, des services de diffusion et distribution de livres édités par ses propres maisons d'édition mais également par des éditeurs tiers. Editis est contrôlé par le groupe de presse tchèque Czech Media Invest (CMI).
De son côté, la société Delcourt est un groupe d'édition français spécialisé dans la bande dessinée et plus marginalement dans la littérature jeunesse. Elle fournit également des services de diffusion de livres, plus particulièrement de bandes dessinées, par l'intermédiaire de sa filiale Delsol, pour ses maisons d'édition ainsi que pour le compte de tiers.
L’acquisition de Delcourt par le groupe Editis était soumise à la législation sur les concentrations en vertu de l'article L. 430-1 du code de commerce relevant de l’Autorité française de la concurrence.
Une approche affinée de la délimitation du marché pertinent
La détermination du marché pertinent constitue une étape clé de l’analyse concurrentielle, permettant d’identifier le périmètre au sein duquel s’exerce la pression concurrentielle. Cette délimitation repose sur une approche duale, combinant l’analyse du marché de produits substituables (interchangeabilité) et du marché géographique pertinent.
L’Autorité a retenu l’existence de la « chaîne du livre », identifiant trois marchés situés à différents niveaux.
Le premier est le marché amont de l'acquisition des droits d'édition : Il s'agit des transactions entre auteurs et éditeurs pour l'obtention des droits d'exploitation des œuvres. Ce marché se divise en droits français et droits étrangers, avec une segmentation supplémentaire selon la nature des ouvrages (littérature générale, jeunesse, bande dessinée, ouvrages universitaires et professionnels). Les droits français concernent les œuvres publiées directement en langue française, tandis que les droits étrangers impliquent la traduction et l'adaptation des œuvres originellement publiées dans une autre langue. L'analyse concurrentielle de ce marché repose sur la capacité des acteurs à négocier avec les auteurs et à leur offrir des conditions contractuelles attractives.
L’Autorité de la concurrence opère également une segmentation selon la catégorie d’œuvres, distinguant la bande dessinée des autres segments de l’édition (littérature générale, jeunesse, ouvrages universitaires et professionnels). Cette différenciation repose sur des caractéristiques structurelles propres à la bande dessinée, notamment :
- Un modèle de création impliquant des scénaristes et illustrateurs spécialisés, pouvant être ou non une même personne ;
- Un savoir-faire particulier justifiant des niveaux d’à-valoir supérieurs à ceux observés dans d’autres segments éditoriaux.
Le deuxième est celui des marchés intermédiaires de diffusion et de distribution : Editis et Delcourt sont tous deux présents dans ces activités, qui consistent respectivement à promouvoir les livres auprès des revendeurs et à assurer leur acheminement vers les points de vente. La diffusion implique une activité commerciale destinée à maximiser la présence des titres dans les circuits de distribution, tandis que la distribution concerne la logistique de stockage et de livraison des livres. L'Autorité a examiné les parts de marché des différents acteurs pour déterminer si l'opération pourrait créer une situation de domination sur ces segments.
Le troisième est celui des marchés aval de la vente de livres aux revendeurs : Ces marchés concernent la relation entre les éditeurs et les distributeurs (librairies, grandes surfaces culturelles, plateformes en ligne, etc.). L'Autorité a examiné si la concentration pouvait restreindre la diversité de l'offre ou nuire aux conditions de négociation des revendeurs. L'analyse a également pris en compte les stratégies de prix, les remises accordées aux revendeurs et l'évolution des parts de marché.
L’interdépendance des marchés de l’édition et la logique de consolidation
Pour se déterminer, l'Autorité de la Concurrence a analysé les effets horizontaux, verticaux et congloméraux de l'opération. L’analyse concurrentielle du secteur de l’édition a mis en évidence une interdépendance forte entre les différents maillons de la chaîne du livre, impliquant les éditeurs, diffuseurs, distributeurs et revendeurs.
Comme l’a souligné la Commission européenne dans Vivendi/Lagardère, une position dominante sur un segment de cette chaîne peut avoir des répercussions sur les autres niveaux du marché, selon un double mouvement :
- De l’amont vers l’aval : un fort pouvoir de marché sur l’acquisition de droits d’édition accroît mécaniquement le volume de livres vendus en aval ;
- De l’aval vers l’amont : une position dominante sur les marchés de la diffusion et de la distribution confère un avantage concurrentiel sur la vente de livres, notamment par l’accès à des données stratégiques (catalogues d’éditeurs tiers, conditions commerciales, volumes de vente et de retour).
Cette dynamique explique la prévalence de modèles intégrés, où les groupes d’édition structurent leur présence sur l’ensemble de la chaîne du livre. Toutefois, l’Autorité relève que la singularité de certains segments, notamment la bande dessinée, peut continuer à favoriser l’émergence d’acteurs spécialisés.
Concernant les effets horizontaux, qui se réfèrent aux impacts potentiels de la concentration sur les marchés où les deux entités sont déjà présentes et en concurrence directe, l'Autorité a identifié plusieurs marchés où un chevauchement d'activités existait entre Editis et Delcourt :
1) Marchés amont de l'acquisition de droits d'édition
- Acquisition de droits français et étrangers : Les deux groupes sont actifs dans l'acquisition de droits d'édition, tant pour les droits français que pour les droits étrangers, et ce, pour diverses catégories de livres, notamment la bande dessinée. Les parts de marché combinées des deux entités restent inférieures à 25 %, ce qui est généralement considéré comme un seuil en dessous duquel les risques de réduction de la concurrence sont limités.
- Faible proximité concurrentielle : L'Autorité a noté que les deux groupes n’était pas en concurrence directe sur tous les segments de marché. Par exemple, le groupe Editis est plus diversifié dans les catégories de littérature générale et jeunesse, tandis que la société Delcourt est spécialisée dans la bande dessinée. Cette spécialisation réduit le risque de concentration excessive sur des segments spécifiques.
2) Marchés intermédiaires des services de diffusion :
- Services de diffusion pour compte de tiers : Editis et Delcourt fournissent des services de diffusion à des éditeurs tiers. Les parts de marché combinées des deux entités sur ces marchés étant également inférieures à 25 %, l’Autorité de la concurrence a considéré que les risques d'atteinte à la concurrence étaient limités.
- Alternatives disponibles : L'Autorité a identifié plusieurs autres acteurs sur le marché de la diffusion, tels que Hachette, Madrigall, et Media-Participations, qui offrent des alternatives crédibles. L’Autorité de la concurrence a considéré que la présence de ces acteurs réduisait le risque de monopole ou de domination du marché par la nouvelle entité.
3) Marchés aval de la vente de livres :
- Vente de livres aux revendeurs : Les deux groupes sont actifs dans la vente de livres aux revendeurs, notamment dans la catégorie de la bande dessinée. Les parts de marché combinées restent inférieures à 25 %, et l'Autorité a noté la présence de nombreux autres éditeurs actifs dans ce segment, ce qui limite les risques de réduction de la concurrence.
Concernant les effets verticaux, qui concernent les interactions entre différents niveaux de la chaîne de valeur, où une entité peut avoir une influence sur les marchés en amont ou en aval en raison de sa position sur un marché intermédiaire, l'Autorité a considéré que le risque était limité.
1) Interdépendance des marchés :
- L'Autorité a souligné l'interdépendance des différents maillons de la chaîne du livre, de l'acquisition des droits à la vente aux revendeurs. Une position forte sur un marché peut influencer la position sur d'autres marchés, mais l'analyse a montré que la nouvelle entité ne serait pas en mesure d'exploiter cette interdépendance de manière à réduire significativement la concurrence.
2) Verrouillage de la clientèle et des intrants :
- Verrouillage de la clientèle : La nouvelle entité pourrait potentiellement restreindre l'accès aux services de diffusion et de distribution pour les éditeurs tiers, mais l'Autorité a conclu que cela était peu probable en raison de la nécessité pour la nouvelle entité de maintenir un volume d'activité suffisant pour rentabiliser ses investissements.
- Verrouillage des intrants : La nouvelle entité pourrait également dégrader les conditions d'accès aux services de diffusion et de distribution pour les éditeurs concurrents. Cependant, la présence d'alternatives crédibles et la structure concurrentielle du marché réduisent ce risque.
Concernant les effets congloméraux, qui se réfèrent aux synergies potentielles entre des activités distinctes qui pourraient permettre à la nouvelle entité de renforcer sa position sur le marché de manière à réduire la concurrence, l'Autorité a considéré que les alternatives du marché limitaient tout risque.
1) Ventes liées ou groupées :
- La nouvelle entité pourrait potentiellement lier la vente de différents types de livres ou services, mais l'Autorité a conclu que cela était peu probable en raison de la structure actuelle du marché et des pratiques commerciales. Les revendeurs et les éditeurs ont souvent des stratégies d'achat et de vente spécifiques qui limitent la possibilité de telles pratiques.
2) Alternatives crédibles :
- La présence de nombreux autres éditeurs et diffuseurs sur le marché réduit le risque que la nouvelle entité puisse imposer des conditions défavorables aux revendeurs ou aux éditeurs tiers. Les alternatives disponibles permettent aux acteurs du marché de maintenir une pression concurrentielle sur la nouvelle entité.
Dans le cas d’espèce, l’Autorité a écarté tout risque de restriction de la concurrence résultant du rapprochement entre Editis, acteur généraliste opérant sur l’ensemble de la chaîne du livre, et Delcourt, éditeur spécialisé dans la bande dessinée et intégré sur une partie de cette chaîne. Cette conclusion repose notamment sur des parts de marché globalement limitées de l’entité issue de la concentration, le caractère complémentaire des activités des parties et la présence d’alternatives concurrentielles suffisantes à chaque niveau de la chaîne du livre.
Une décision qui dessine le cadre des futures concentrations dans l’édition
Après une analyse approfondie, l'Autorité de la concurrence a donc approuvé l'opération, estimant qu'elle ne portait pas atteinte à l'équilibre du marché de l’édition en France. Par une fine analyse du marché de l’édition, l’Autorité de la concurrence donne ainsi le feu vert au renforcement d’un acteur essentiel du marché tout en s’assurant que ses concurrents conservent les moyens de leurs ambitions. Et ce, dans une saine concurrence.
Si cette opération n’a soulevé aucune difficulté au regard du droit de la concurrence, elle fournit désormais un cadre analytique pour les prochaines concentrations dans le secteur de l’édition. Toute future acquisition impliquant un acteur dominant sur un maillon stratégique de la chaîne de valeur devra faire l’objet d’une analyse approfondie, notamment quant aux incitations potentielles à l’éviction de concurrents.
L’enjeu pour les groupes d’édition sera donc d’articuler leur stratégie de consolidation avec les impératifs concurrentiels, en veillant à maintenir un équilibre entre intégration verticale et pluralité des acteurs du marché. En ce sens, la décision Editis/Delcourt constitue une référence, préfigurant les analyses qui pourraient être menées à l’avenir sur les concentrations dans l’édition.