A l’heure où l’édition française se raccroche péniblement au mouvement #metoo, s’autocensurant sous les ruées de l’opinion publique incarnée par Twitter, il faut relire le combat de Jean-Jacques Pauvert pour l’édition libre des œuvres de Sade (le Marquis, pas la chanteuse), tel que raconté dans le texte de Pierre-Olivier Chaumet consacré à « Un bras de fer médiatique contre la censure : le procès post-mortem de l’œuvre du marquis de Sade (1956-1958) » dans le volume Le Bras de fer, Ecrire la justice (Mare & Martin) que le Doyen de la Faculté de droit de l’université Paris 8 a codirigé avec David Chemin et Catherine Puigelier dans la collection Droit & littérature.
Et se souvenir que, pour Pauvert et ses soutiens (Jean Paulhan, André Breton, Jean Cocteau, Julien Gracq, etc), la question ne se posait pas de distinguer la vie de l’œuvre si l’œuvre valait.
Sade, celui dont le nom est entré pour de bon – et pour le pire, en 1834, vingt ans après sa mort, dans les dictionnaires afin de désigner une « aberration épouvantable de la débauche », le symbole, selon Boiste, d’un « système monstrueux et antisocial qui révolte la nature », Sade, donc, pouvait difficilement ne pas figurer, en 2020, dans cette chronique…
C’est grâce à cet écrivain de Sade, né le 2 juin 1740, rue de Condé, située aujourd’hui à Paris 6e, que le psychiatre autrichien Richard von Krafft-Ebing donnera une nouvelle vie au terme de « sadisme », dans le but de désigner une pratique sexuelle au sein de laquelle le plaisir résulte de la souffrance infligée à l’autre. L’auteur du fameux Psychopathia sexualis - qui, à l’instar de la plupart des détracteurs de Sade, l’a très peu lu - note, en 1886, pour se justifier d’accuser à son tour le romancier : « dans la littérature française, « sadisme » est devenu le mot courant pour désigner cette perversion » ; dont Krafft-Ebing ne livre guère de définition tant elle demeure finalement si complexe...
Révolutionnaire
Sade, évidemment. Car beaucoup de ses laudateurs changent son nom – trop synonyme de perversion - pour l’appeler le « Divin marquis », oubliant que le noble écrivain fut un temps, au Comité des Piques, un ardent révolutionnaire (quoi qu’en disent ceux qui révisent à présent cette histoire), exhortant les Français à faire une effort pour devenir républicains ; tandis que d’autres lui donnent familièrement du « DAF », les initiales de Donatien Alphonse François.
Sade, évidemment, tant il a été lu aussi bien par des amateurs de romans et d’autres de philosophie, des pornographes et des juges, des curés et des adeptes du SM, des surréalistes si chastes… qu’il est utile de le saisir à nouveau.
Alors Sade, évidemment. Mais en tentant de le dessiner par la lecture de ses procès, qu’ils soient liés à des agissements charnels ou livresques. Le récit de la chronique judiciaire et de l’histoire de la censure est une clé qui convient pour entrouvrir tant de portes.
Impie et scandales
Les frasques qui vaudront à Sade de fréquents séjours en prison commencent tôt. En 1763, quatre mois après son mariage avec Renée-Pélagie de Montreuil, il est enfermé sur ordre du roi au donjon de Vincennes après qu’une prostituée s’est plainte « d’impiétés horribles ». Premier scandale d’une longue, très longue série, marquée par des débauches qui, si elles n’ont pas le plus petit rapport avec celles que le romancier dépeint dans ses livres, fondent toutefois la légende sadienne et rattachent irrévocablement l’existence du marquis à ses turpitudes littéraires et philosophiques.
Ce sont d’ailleurs ses propres excès qui rendent le nom de Sade célèbre auprès de ses contemporains – excès sévèrement punis, puisque la somme de ses différents emprisonnements représente près de trois décennies de sa vie –, nullement ceux de ses textes occultés par une censure presque absolue tout au long du XIXe siècle et jusque dans les années 1950.
Mais c’est aussi à l’occasion de ses condamnations que l’homme va devenir écrivain, pour paraphraser Simone de Beauvoir – elle écrit à son propos, dans son Faut-il brûler Sade ? : « En prison entre un homme, il en sort un écrivain ». Et c’est en réaction aux injustices dont il se considère être la victime que s’élabore son œuvre si singulière.
Le Comte de Sade, le père de notre futur littérateur, franc-maçon installé à la Coste, dans l’actuel Lubéron, décède en 1767. Son fils deviendra vite le seigneur dans tous les sens du terme. L’épouse du nouveau maître des lieux, Renée-Pélagie, fidèle entre les fidèles, accouche peu après de leur premier enfant, quatre ans après leur union... Et la famille mettra deux siècles avant d’accepter l‘héritage du marquis-écrivain, épris d’écrire et repris de justice.
Débauche et blasphème
Car Donatien Alphonse François de Sade est arrêté dès le 29 octobre 1763 pour « débauche outrée », à la suite d'une plainte déposée par une demi-fille publique, Jeanne Testard, qui a trouvé le marquis bien audacieux dans ses jeux ; et très blasphématoire. Celui-ci échoue à Vincennes, au donjon, sur ordre du roi. Sade a, pour la première fois, mis en application des idées, bien plus que des envies libidineuses. Il est libéré en septembre 1764, année à partir de laquelle la police ne cessera de le suivre et de rapporter ses faits, gestes et écrits.
A Arcueil, au printemps 1768, Sade aurait, cette fois, abusé d’une prostituée. Rose Keller se dit flagellée, incisée avec un canif. Ses blessures ont été traitées avec… de la cire brûlante. Le marquis aurait recommencé plusieurs fois en la menaçant de la tuer si elle ne cessait pas de hurler. Selon Paul L. Jacob, qui l’affirme en 1834, Rose Keller aurait d’abord accepté les propositions honteuses du Marquis de Sade, mais aurait ensuite été effrayée par l’appareil de torture qu’il déployait autour d’elle… Elle se serait donc échappée par la fenêtre et blessée dans sa chute. Quoi qu’il en soit, Rose réussit à s’enfuir et porte plainte malgré les 2400 livres versées en guise de dédommagement.
L’affaire est jugée devant la justice du roi en juin 1768. Sade est incarcéré au château de Saumur puis à celui de Pierre-Scise, à Lyon. Le Roi signe toutefois une lettre d’abolition, annulant la condamnation de Sade à l’emprisonnement « pour le restant de ses jours ».
Prisons
Après sept mois de prison, Sade retrouve ainsi sa liberté avec l’obligation de se retirer dans ses terres. Mais notre marquis ne fait que recommencer ce qui ressemble toujours à des expériences de laboratoire, qui sont plus là pour répondre à des questionnements intellectualo-littéraires que pour assouvir de véritables fantasmes. Les opposants lettrés et contemporains du marquis - car il y en a de très nouveaux – ne pensent pas autrement : « tout juste un grand écrivain fantasmant ce qu’il n’a pas fait ». Nous sommes donc presque totalement d‘accord…
Lors d’un bal que Sade donne à Marseille, en juin 1772, il aurait ajouté dans le dessert des pastilles de chocolat préparées avec des mouches cantharides. Plusieurs personnes trépassent. Il est condamné à mort par contumace, le 11 septembre 1772. Paul L. Jacob assure que le Marquis de Sade était résolu à enlever sa belle-sœur, Mlle de Montreuil pour s’enfuir dans un pays étranger.
Sa belle-mère en tout cas, qui ne goûte guère ce gendre si atypique, le fait arrêter en 1777, grâce à une lettre de cachet. Ce sera à nouveau Vincennes. Au début de l’année 1778 il est transféré à Aix en Provence et rejugé pour l’affaire de Marseille. Le jugement est cassé et il n’est plus accusé que « d’admonestation pour débauche et libertinage », avec au final 50 livres d’amende et une interdiction de séjourner à Marseille pendant trois ans.
Tout le reste n’est que littérature...
(à suivre)