Dans Paris occupé, un jeune commis de librairie, fou de livres et de lecture, commence sa vie professionnelle dans l'imposante librairie Gallimard, 15 boulevard Raspail. » Cela commence comme un roman de Modiano. C'est le début de la chronique Jean-Jacques Pauvert. Pendant quelques décennies cet histrion de l'édition aura tenu en haleine ses confrères, la police des mœurs et ses créanciers avec une régularité de métronome. Il n'y avait pourtant pas plus irrégulier que cet homme charmeur et ambigu qui avait la passion des livres.
Pour Pauvert l'irréductible, qui paraît le 6 octobre à L'Echappée, Chantal Aubry a enquêté pendant quatre ans et a eu notamment accès au fonds Jean-Jacques Pauvert déposé au département des manuscrits de la Bibliothèque -nationale de France. Un trésor qui lui a permis de mieux comprendre le personnage et ses affaires, Hachette lui ayant refusé la consultation du dossier. Pauvert, elle l'a connu au début de sa carrière. Juste après Mai 68, il l'engage pour préparer un ouvrage sur l'édition. « Ce fut un épisode décisif pour mon avenir et pour mon itinéraire intellectuel », se souvient-elle. C'est donc aussi un peu pour revenir sur ses pas et sur sa -génération que la journaliste s'est attelée à ce travail qui met en perspective une époque, celle d'avant les grands groupes, cette période des francs--tireurs qui n'avaient peur de rien, sauf que la censure et le fisc leur tombent sur la tête.
Erotisme
des hauts plateaux
Dans la confusion de l'après-guerre, Pauvert cultive celle des sentiments. Au cœur du dispositif éditorial, Gallimard domine. C'est le phare dont se moquent ces jeunes pirates qui naviguent avec une certaine insouciance, pécuniaire surtout, dans le marigot germano-pratin. Les coups tordus, la cavalerie, ces hussards connaissent. L'éditeur Maurice Girodias résume : « Pour les aspirants-éditeurs qui n'avaient pas les moyens financiers de leurs ambitions, le commerce du solde panaché de -porno fournissait une base de départ. » Trop érudit pour le sexe bas de gamme, Pauvert choisit l'érotisme des hauts plateaux. Il est l'ami des surréalistes, de Paulhan, qui préfacera en 1954 Histoire d'O de Pauline Réage, alias Dominique Aury, de Georges Bataille dont il -publie Histoire de l'œil et il rêve depuis une lecture adolescente d'éditer Sade. Pour Chantal Aubry, il ne s'agit pas d'une posture. « Sade relève pour lui de la scène primitive. Il s'agit d'une vraie conviction et bien sûr d'un geste d'éditeur. »
Jean-Jacques le fataliste
Dans ses Mémoires, La traversée du livre (Viviane Hamy, 2004), Pauvert se conforme à sa légende d'autant plus qu'il n'en est pas le seul artisan. Pourquoi démentir quand il suffit d'accompagner le murmure des autres ? Il faut collectionner les pierres qu'on vous jette, disait Berlioz, c'est le commencement d'un piédestal. Au fil des ans, Jean-Jacques le fataliste s'est hissé au-dessus de la mêlée. Comme le personnage de Diderot, il s'est laissé porter par ses envies.
Pas vraiment à gauche, pas vraiment à droite non plus, Pauvert est là où on ne l'attend pas, et plus encore là où on ne l'attend que trop. C'est un éditeur dégagé. Ce qui ne veut pas dire sans idéaux. Le faux prétexte du « il faut tout publier » le conduit à rééditer Les décombres de Rebatet en le caviardant. Il cultive l'ambiguïté, avoue désirer publier Mein Kampf en restant l'ami de Siné. Affreux jojo, Jean-Jacques est anar. Profondément, jusqu'au dérapage.
« Ce dont Jean-Jacques Pauvert aura fait preuve, du début jusqu'à la fin de sa "traversée du livre" , c'est d'une détermination, disons même d'une opiniâtreté impressionnante, explique Chantal Aubry. Il lui en fallait pour bâtir contre vents et marées ce catalogue foisonnant qui a nourri plusieurs générations de lecteurs, puis pour survivre, enfin, pour faire œuvre, alors même que sa maison lui avait été enlevée. »
Après 1973 et le rachat de sa maison par Hachette, la carrière de Pauvert s'étiole. Il laisse des collections épatantes comme « Libertés », dirigée par Jean-François Revel, un rocambolesque prix Goncourt avec L'épervier de Maheux de Jean Carrière, le sens de la typographie et des couvertures. Le -modèle de Pauvert reste Poulet-Malassis, l'éditeur-libraire qui publia Baudelaire. « Il a toujours voulu préserver son image d'éditeur indépendant, précise Chantal -Aubry. C'est la chose primordiale qui -importait à ses yeux. »
Ce non-aligné aura tenu tête jusqu'au bout avec un sens du panache bien à lui. En 1993, la mise en liquidation de la Compagnie Jean-Jacques Pauvert est prononcée par le tribunal de commerce de... Saint-Tropez. « Plus que les autres membres du "cercle des éditeurs disparus", il aura en effet affronté en combat singulier ceux qui apparaissaient encore comme les deux géants du métier, Gallimard l'ennemi intime et Hachette l'ennemi ultime. »
A travers le portrait enlevé de Jean-Jacques Pauvert, Chantal Aubry fait revivre un pan de l'édition qui doit beaucoup à cet anarchiste follement conservateur, « le roman d'une époque vue depuis les marges de l'édition ». Irré-ductible de l'édition, « maître ès équivoques, ennemi des conventions et des règles quelles qu'elles soient », Jean-Jacques Pauvert est finalement -assez bien résumé par cette collection « Liber-tés ». Avec un « s » évidemment. C'est essentiel.
Pauvert l’irréductible : une contre-histoire de l’édition
L’Échappée
Tirage: NC
Prix: 26 € ; 590 p.
ISBN: 9782373090444
« Cher faux jeton »
Jean-François Revel à Jean-Jacques Pauvert, le 14 juin 1969 : « Cher faux jeton, tu vois bien que grâce à l'édition tu as quand même fini par passer ton baccalauréat ! A mardi. » A la lettre est jointe une coupure de presse donnant les sujets du bac dont un à partir d'une citation de Jean-François Revel sur la prétendue « euphorie culturelle » de l'histoire du XXe siècle.
Jean-Jacques Pauvert à Jean Montalbetti, des Nouvelles littéraires, le 15 septembre 1971 : « Avant toutes choses, je voulais vous remercier de m'avoir consacré une page entière. Bien sûr, vous m'avez fait dire beaucoup de choses que je n'ai pas dites, et vous avez vous-même avancé un certain nombre d'inexactitudes. Je finirai peut-être par me faire à ce qui semble être une règle du journalisme dans tous les pays du monde. Je n'en suis pas moins fort satisfait de cette excellente publicité. PS - Par exemple, vous parlez deux fois de ma faillite, mais je n'ai jamais fait de faillite. Vous me faites dire aussi que j'ai racheté les droits de Roussel à Gallimard. Quelle horreur ! etc., etc., mais je suis bien d'accord que tout cela n'a pas une grande importance. »