C’est cette semaine au tour de l’écrivain Timothée de Fombelle, auteur à succès de livres pour la jeunesse, d’être victime d’une nouvelle forme de censure, reposant cette fois sur la théorie de l’appropriation culturelle.
Son Alma, le vent se lève, vol. 1 vient d’être publié chez Gallimard jeunesse. Las, son habituel éditeur anglo-saxon, Walker Books, répugne à le faire paraître aux États-Unis et en Grande-Bretagne.
La raison ? Cette nouvelle trilogie met en scène une fillette noire alors que son auteur, qui a grandi notamment en Côte d’Ivoire, est hélas « Caucasien ». Et Timothée de Fombielle de relever, presque naïvement : « Qu'un homme blanc puisse endosser le rôle d'une petite fille noire, qu'un écrivain puisse raconter l'histoire de la traite négrière du point de vue des esclaves même si cette histoire n'est évidemment pas la sienne, c'est pour moi la définition même de la littérature… ».
Certains combattants des droits humains empruntent un bien mauvais chemin.
En février 2018, le couple Obama a commandé leurs portraits à un artiste afro-américain. Rien à redire, surtout lorsque le talent est au rendez-vous.Las d’autres créateurs sont renvoyés dans le camp de leur couleur de peau, bien loin des idées intéressantes émanant de la théorie de la discrimination positive. Une controverse nauséabonde a même commencé de poindre au printemps 2017, à l’occasion de la biennale du Whitney Museum de New York.
La toile Open Casket signée Dana Schutz, s’inspirait d’un cliché très connu du visage déformé d’Emmett Till, un adolescent lynché en 1955. Le hic ? Dana Schutz est une artiste blanche, que plusieurs groupes d’activistes ont accusée de battre monnaie avec un « spectacle », dont, en caucasienne, elle n’a jamais eu à affronter la terrible expérience. La destruction du tableau était demandée et, faute de l’obtenir, les militants se sont relayés pour le masquer aux visiteurs.
L’affaire ne s’arrêtera pas de sitôt, montrant que ce qui pourrait passer pour anecdotique se révèle être une faille durable.
L’artiste franco-algérien Neïl Beloufa en a fait les frais, en février 2018, à l’occasion de l’exposition intitulée L’Ennemi de mon ennemi, programmée par le Palais de Tokyo dans le cadre d’une vaste série sur l’art de la guerre. Il y montrait une photographie représentant le performer Parker Bright, afro-américain de New York, qui arborait un tee-shirt frappé du slogan « Black Death Spectacle » à quelques mètres du tableau de Dana Schutz.
Il a dénoncé l’attitude de Neil Beloufa, qu’il considère comme une sorte de diffamation et a lancé une campagne de levée de fonds pour financer son voyage à Paris, dans l’intention de s’opposer à cette « appropriation de mon image et de mon travail (dans) un acte très violent et privilégié qui fait taire et aplatir des voix ».
Le New-Yorkais a précisé : « ce qui rend la situation encore plus troublante pour moi, en tant qu’artiste noir, c’est qu’il semble que ma voix ne compte pas dans le cas de l’œuvre de Beloufa. (…) J’y suis utilisé ainsi que de la matière première, tout comme Dana Schutz l’a fait avec Emmett Till. (…) les voix noires continuent d’être tues et utilisées, et ma mission est de faire en sorte que ma voix et celles des autres ne soient ni tues ni préemptées ».
Et le musée, aussitôt, de décrocher l’œuvre et d’adresser une lettre d’excuses.
La morale est édifiante : nul blanc, nul maghrébin ne peut donc plus parler, ou à tout le moins faire œuvre, sur l’histoire des noirs.
En 2017, c’est aussi le film Detroit de Kathryn Bigelow qui se voyait stigmatisé. Son tort ? Avoir pour sujet les émeutes raciales de l’été 1967 dans la métropole du Michigan, mais, surtout, avoir été réalisé par une cinéaste blanche. Le fait d’être femme : sans importance ? La seule réalisatrice oscarisée de l'histoire ? Presque un défaut.
Variety, la revue des professionnels hollywoodiens avançait : « Comment Kathryn Bigelow - une femme blanche qui a grandi à San Francisco dans une famille bourgeoise et fait ses études à Columbia peut-elle comprendre et faire la lumière sur une expérience aussi viscérale ? ». Et le critique Ashley Clark de proclamer que « la nature détaillée et incessante de l’horreur montrée (…) pourrait être une source de divertissement pour un suprémaciste blanc ».
La réalisatrice a tenue à se justifier : « Suis-je la meilleure personne pour cette histoire ? Non. Cependant, je suis en position de le faire, alors que cela fait cinquante ans que l’on attend. »
Ajoutons que Mark Boal, le scénariste de Kathryn Bigelow, a précisé avoir fait relire ses notes par un historien noir, Jelani Cobb.
Une forme de ségrégation raciale pointe le bout de son nez, par le biais de la culture.
Soumissions
Mais au-delà, pointe une formulation inquiétante, ou plutôt une injonction, qui revient à propos des œuvres : doit-on être ce que l'on doit incarner?
Cette interrogation m’est revenue il y a peu lors d’une conversation avec un ami metteur en scène de théâtre. Celui-ci a donné une pièce aux États-Unis, dans laquelle il a demandé à son acteur fétiche de jouer le rôle d’un bossu. Or, les critiques ont fusé : pourquoi n’est-ce pas un bossu qui s’est vu attribuer le rôle du bossu ? Ne serait-ce pas là la responsabilité du metteur en scène de confier ce rôle à un bossu ? Les bossus et handicapés en général ont-ils tant de contrats qu’il ne faille pas leur en proposer un ? L’auteur du texte porté sur scène est par ailleurs gay. Et la pièce, autobiographique, contient son propre personnage. Mais celui-ci a été affecté à une femme, actrice âgée considérée comme une immense star dans son pays d’origine… Avalanche de tweets et de mails pour s’indigner de cette usurpation.
C’est donc un mécanisme opposé aux principes mêmes de tolérance et de liberté d’expression qui est mis en œuvre. Il faudrait, idéalement, qu’un hétéro puisse jouer un gay (Marcello Mastroianni l'a fait), un gay un hétéro (souvenez-vous de Rock Hudson), un valide se muer en handicapé (Dustin Hoffman dans Rainman, Daniel Day-Lewis dans My Left foot, Vittorio Gassman dans Parfum de femme), une femme incarner un homme, et vice-versa. Il n'y aurait pas eu de Président des Etats-Unis noirs au cinéma avant Obama ni de Président de la république française d'origine maghrébine dans une série (Roschdy Zem dans Les sauvages). Ce que les artistes réclament ce sont des bons rôles, des personnages non stéréotypés, peu importe le metteur en scène ou le réalisateur (Steven Spielberg avec La couleur pourpre et Amistad a réalisé deux grands films sur les afro-américains et leurs souffrances dans l'histoire du pays).
Si la ségrégation touche la culture alors, côté classiques, les noirs devront attendre qu’une énième version d’Othello se monte, qu'une suite à Blackpanther se produise, ou que les livres du regretté James Baldwin soient adaptés.
Toni Morrison, reviens, des éditeurs sont devenus fous !