C’est en 1993 que Françoise Cloarec est tombée amoureuse de la Syrie, de son patrimoine fabuleux, de son peuple. Un ami diplomate, qui travaillait au Centre culturel français d’Alep, l’invite alors à donner une conférence sur Séraphine de Senlis - à qui elle avait consacré, en 1984, une thèse en psychologie clinique : « Un cas de peinture spontanée » - et à exposer ses propres toiles. La jeune femme, diplômée de l’Ecole des beaux-arts de Paris, où elle a étudié juste après 1968, avait déjà pas mal voyagé, en digne fille d’un père breton de Daoulas, comptable à la ville et marin de cœur, mais jamais au Moyen-Orient. «Je ne savais rien de la Syrie, dit-elle, mais cette rencontre a changé ma vie ! » Elle fonctionne comme ça, Françoise Cloarec, à l’instinct, à l’enthousiasme, et ça lui réussit plutôt bien.
Après les Beaux-Arts, tout en développant sa création personnelle, « une peinture figurative un peu caricaturale, nourrie de [ses] voyages », elle obtient des équivalences pour une licence de lettres, puis une d’arts plastiques, avec une UV intitulée « Art et psychanalyse ». C’est dans ce cadre qu’elle découvre Séraphine de Senlis et mène des recherches sur cette artiste autodidacte mystique et géniale - en même temps qu’un certain Alain Vircondelet, mais sans le savoir. A partir de sa thèse, elle rédige un essai, La vie rêvée de Séraphine de Senlis, qu’elle commence à expédier à différents éditeurs, en vain. Parallèlement, elle exerce son activité de psychologue clinicienne en hôpital.
Sept césars.
Vient ensuite le coup de foudre syrien. Elle retourne au moins une fois chaque année dans le pays, se met à apprendre l’arabe. Elle consacrera à la Syrie cinq livres, à la fois de genres différents mais cohérents, et tous publiés à L’Harmattan, «parce qu’aucun autre éditeur n’en voulait !». Un essai, en 1998, Bîmâristâns, lieux de folie et de sagesse, sur ces hôpitaux psychiatriques du Moyen Age dont il demeurait encore deux exemples, l’un à Alep, l’autre à Damas, «du moins, remarque tristement Françoise Cloarec, avant que la guerre civile ne dévastele pays ». Puis un récit, Syrie : un voyage en soi (2000), où il est question, entre autres choses, de Freud et de la Gradiva. Suivront un roman, Le caravansérail, en 2002, un essai historique, Le temps des consuls : l’échelle d’Alep sous les Ottomans, en 2003, et enfin un récit, Désorientée, en 2006.C’est alors que Françoise Cloarec, qui n’a cessé de travailler sur son manuscrit mais n’a toujours pas trouvé d’éditeur, est « rattrapée par Séraphine ». Elle est contactée par le réalisateur Martin Provost, qui était parti de sa thèse pour concevoir un biopic sur la peintre de l’Oise, morte en 1942. « J’ai aidé Martin, mais je ne suis absolument pas coscénariste ni impliquée dans son film», précise-t-elle. Le film, en revanche, avec la grande Yolande Moreau, est tourné à Ville-Evrard, là où Françoise Cloarec exerce, et le buzz permet enfin à son livre d’être publié. La vie rêvée de Séraphine de Senlis, accepté du coup par cinq éditeurs (« mais Phébus ayant été le premier, c’est avec lui que j’ai signé »), sort en 2008, la même année que le film. L’un est un best-seller : 35 000 exemplaires vendus en grand format, 4 000 ensuite en poche, en « Libretto » ; l’autre remporte pas moins de sept césars. Mais suscite aussi la polémique : Alain Vircondelet, qui avait publié en 1986, chez Albin Michel, une biographie de Séraphine, intente un procès au scénario pour plagiat, et gagne. « Toute cette histoire m’a désolée », conclut Françoise Cloarec, qui y fut mêlée malgré elle.
Le positif, en revanche, c’est qu’elle a désormais un éditeur qui la suit dans ses projets, si divers soient-ils. Un essai illustré sur Storr : architecte de l’ailleurs, un autre artiste maudit de génie (Phébus, 2010), et puis cette Ame du savon d’Alep, qui paraît aujourd’hui. Un livre né à l’origine d’« une enquête pour l’émission “Des racines et des ailes?,sur France 3,où figurait mon ami le maître-savonnier Fateh Schéhadé». Après quoi un photographe, Marc Lavaud, qui voulait « faire un tour du monde du savon », prend contact avec Françoise, grâce à qui il part faire un reportage sur la fabrication ancestrale du fameux savon syrien, connu des amateurs et exporté dans le monde entier, du moins jusqu’à il y a peu. Restait à connecter les deux entreprises parallèles, dont ce bel album est le fruit. Cet hommage à une tradition et à un savoir-faire millénaires risque malheureusement aujourd’hui de s’apparenter au soutien à un patrimoine en péril…
«Je ne fais pas de politique, dit Françoise Cloarec, mon seul militantisme, c’est d’essayer de modifier le regard que les gens portent sur les êtres différents.» Comme les artistes « fous », ou encore ces 5 000 enfants eurasiens nés de mères vietnamiennes et de pères soldats, rapatriés et placés par la France après Diên Biên Phu, dont elle a découvert l’histoire aux Archives de l’Armée en travaillant sur Storr, et sur qui elle écrit actuellement un roman : « Finalement, tout enrichit tout. »Jean-Claude Perrier
L’âme du savon d’Alep, Françoise Cloarec, photographies de Marc Lavaud, Noir sur blanc, 204 p., 21 euros, ISBN : 978-2-8825-0298-8.