La liberté guidait ses pas. Qu'est-ce qu'un homme de liberté ? La question irrigue cette biographie captivante signée Sheila Isenberg. L'autrice a cherché à comprendre les motivations de Varian Fry, ce journaliste américain, francophone, protestant et diplômé de Harvard, qui s'est donné pour mission de sortir des artistes, juifs pour la plupart, de la griffe des nazis. « Fry était arrivé à sauver des vies après avoir passé la sienne dans la peau d'un original. » C'est ainsi qu'il débarque à Marseille fin août 1940. Il a 33 ans, un paquet de visas, 3 000 dollars et une lettre de recommandation signée Eleanor Roosevelt. En tant que délégué de l'Emergency Rescue Committee (ERC), le Comité de secours d'urgence américain créé le 22 juin 1940 à New York, le jour de la signature de l'armistice franco-allemand, il est chargé de sauver les personnalités menacées avant qu'elles ne soient livrées aux Allemands par Vichy.
En treize mois, presque seul et sans soutien, de l'hôtel Splendide à Marseille ou de la villa Air-Bel louée près d'Aix-en-Provence, il aide 4 000 personnes et organise le voyage transatlantique pour la moitié. Parmi eux, Marc Chagall, Max Ernst, Marcel Duchamp, Hannah Arendt, Arthur Koestler, André Breton, André Masson, Franz Werfel, Lion Feuchtwanger, Victor Serge ou Claude Lévi-Strauss. On voit combien la culture européenne doit à cet élégant jeune homme qui descend la Canebière dans un costume bien coupé. « Ce travail est comme la mort : irréversible. Ce que nous avons commencé, nous ne pouvons l'arrêter. Nous avons rendu des centaines de personnes dépendantes de nous. Impossible de leur dire : stop, on est fatigués, on rentre à la maison ! » Mais l'officine d'évasion est repérée. Le 29 août 1941, l'administration de Vichy expulse Fry pour « avoir protégé juifs et anti-nazis ». De retour à New York où son couple a explosé, il rédige ses mémoires à la façon d'un polar et raconte comment Breton et les surréalistes mettaient de l'animation à la villa Air-Bel avant leur départ pour le Nouveau Monde. L'ERC poursuivra son action jusqu'en juin 1942, quelques mois avant la suppression de la zone libre.
L'action et le courage de Varian Fry l'ont fait comparer à Raoul Wallenberg ou à Oskar Schindler. Après le livre de Bernadette Costa-Prades (La liste de Varian Fry, Albin Michel, 2020), cette biographie de référence publiée en 2001 aux États-Unis rend hommage à ce héros discret qui regretta le silence quasi général sur son action. Si grâce à André Malraux, le général de Gaulle le fit chevalier de la Légion d'honneur en 1967, deux mois avant sa mort à l'âge de 60 ans, et si l'État d'Israël l'a reconnu trente ans plus tard comme l'un des Justes parmi les nations au mémorial de Yad-Vashem, très peu de ces grands artistes et intellectuels l'ont remercié ou aidé lorsqu'il avait besoin d'argent et sombrait dans la dépression. Alors que Netflix s'est récemment emparé de ce destin hors du commun pour sa série Transatlantique, il est bon de rappeler que Sheila Isenberg avait été l'une des premières à réparer cet oubli.
Archipel
Tirage: 3 800 ex.
Prix: 24 € ; 440 p.
ISBN: 9782809846102