Il y a (au moins) deux Sorj Chalandon. Le journaliste, grand reporter à Libération pendant trente-quatre ans, au Canard enchaîné depuis dix ans. Et l'écrivain auteur de huit romans, tous parus chez Grasset. Parrain du prix du Deuxième roman de Laval et juré au prix Ouest France-Etonnants voyageurs, il dit ne pas avoir « une vie professionnelle de romancier ». Il est journaliste avant tout. Mais dans ces deux vies, c'est le même homme aux émotions à fleur de peau qui écrit à cœur ouvert. Un homme de rituels qui, quand il bloque sur l'écriture, se réfugie seul à Dieppe dans la chambre 301 d'un hôtel de bord de mer et va déposer une rose blanche sur le mémorial dédié à deux soldats canadiens inconnus. Un homme qui sur les photos aime les gens flous ou bord cadre. Et avance depuis longtemps accompagné d'une des dernières phrases prononcées par le militant irlandais gréviste de la faim Bobby Sands : « Notre revanche sera le rire de nos enfants. » Un enfant bègue, un père tyran mythomane, un ami irlandais traître, un metteur en scène de théâtre dans le Liban en guerre, le frère d'un mineur victime de l'accident de Liévin, une libraire frappée d'un cancer..., il raconte comment naissent les personnages de ses romans. Et pourquoi écrire de la fiction est pour lui une affaire de légitimité et de responsabilité.
Livres Hebdo : La narratrice d'Une joie féroce, Jeanne, est atteinte d'un cancer du sein et s'apprête à braquer une bijouterie à Paris avec trois copines. C'est la première fois que votre personnage principal est une femme ?
Sorj Chalandon : Il y a plusieurs années, on m'avait fait remarquer que les femmes avaient un rôle très mineur dans mes livres. La première femme que j'ai connue, ma mère, ayant eu un rôle très mineur dans mon éducation, elle a toujours été une image effacée, soumise. Je suis arrivé dans la vie armé de la colère contre mon père mais pas de l'amour de ma mère. Et j'ai eu beaucoup de mal à mettre en scène des femmes fortes, des femmes combattantes.
Que s'est-il passé pour que vous dépassiez cet obstacle ?
S. C. : En décembre 2017, ma femme a été frappée par un cancer du sein, et là j'ai assisté à des choses dont je me suis dit qu'il ne fallait pas qu'elles se perdent : comment une femme change. Comment elle sort de l'hôpital en disant : « je suis en guerre ». Brusquement, j'ai assisté à une métamorphose. Ce que j'ai commencé à noter à ce moment-là était encore à la troisième personne du singulier. Je ne me sentais pas autorisé. Et puis, onze jours après ma femme, je suis diagnostiqué à mon tour et la question de la légitimité ne se pose plus : elle n'est plus en guerre, nous sommes en guerre. Nous ne sommes plus une famille, nous sommes une armée. La maison devient le pavillon des cancéreux. Mais ce n'est pas un livre sur le cancer mais un livre sur la métamorphose dont le cancer est le fil rouge. C'est un livre de combattantes.
Une histoire de résistance ?
S. C. : Depuis le début, je ne fais que ça. Ecrire sur la résistance. Jeanne m'a offert les armes et les munitions pour résister pendant un an, et moi j'ai offert à Jeanne cette vie, ces copines. J'ai passé près d'un an à repousser mon opération jusqu'à ce que ma femme ait terminé son traitement. Pendant ce temps-là, j'ai vécu avec un cancer du sein et j'ai préparé ce casse place Vendôme.
Cette « préparation », c'est votre côté journaliste ?
S. C. : J'ai enquêté pendant deux mois sur place. J'ai fait des repérages. Je suis allé trois fois dans la même bijouterie avec des sacs de plus en plus gros pour voir s'ils les ouvraient ou pas. Je travaille toujours comme ça. Je ne peux pas inventer. J'ai peur d'être démasqué. Une fois seulement que j'ai posé le décor, je peux faire entrer mes personnages. J'ai besoin de connaître tous les détails pour ensuite passer la parole au romancier. Je n'ai évidemment pas fait ce braquage place Vendôme avec trois copines mais je veux qu'il soit possible. Le problème que j'ai, c'est que tout ce que j'écris, il faut que je l'aie incarné à un moment donné. Je ne vais pas me mettre à la place d'une Yézidie violée par l'Etat islamique, je ne vais pas me mettre à la place d'un jeune réfugié qui est en train de se noyer au large de nos côtes. Je laisse ça à d'autres, et au journalisme. J'ai deux vies. On me demande souvent pourquoi je n'écris pas sur les réfugiés. Mais ces questions de notre époque, j'en parle, je l'écris dans Le Canard. Dans mes livres, j'ai besoin d'être dans le bateau qui va chavirer.
La fiction est pour le journaliste que vous êtes le moyen de dire je ?
S. C. : Oui et là, je est elle. Ce je, c'est l'inverse du journaliste. Le journaliste est là pour enregistrer les larmes, le romancier pour les laisser couler. Mon premier roman, Le petit Bonzi, parlait de la terreur d'un enfant bègue qui était celle que j'avais vécue, et ensuite je me suis dit « si j'écrivais un vrai roman ? ». Cela a été Une promesse qui a reçu le prix Médicis alors qu'il n'avait eu presque aucun écho. Mais quand je l'écrivais, il y a eu la trahison de Denis [Donaldson/Tyrone Meehan dans Mon traître, NDLR]. Sans ça, j'aurais peut-être essayé de continuer sur un chemin de pure fiction mais Denis m'a obligé à m'interroger sur la trahison. Et après, les autres livres se sont imposés, sur mon père, sur la guerre. Depuis, je ne fais que rattraper les blessures, mais pas pour les refermer car ça ne se referme pas.
Donc l'écriture n'est pas pour vous cathartique ?
S. C. : Non, l'écriture sonde la blessure mais ne la cautérise pas. Guérison, catharsis sont des mots que je ne prononce pas. Je vis avec la trahison et je vis avec ce père qui jusqu'à la fin sera ma faiblesse. Au fond, tous mes livres sont le tombeau de mon père. Les gens me disent : « Alors vous tournez la page ? » Non, je l'écris. Pour partager un désarroi, un combat. Pour être solidaire de tous les trahis, les taiseux. Je partage mes blessures avec les autres blessés.
Plusieurs de vos romans ont été mis en scène au théâtre, sont devenus des romans graphiques et Profession du père sera bientôt au cinéma. Comment êtes-vous associé à ces processus d'adaptation ?
S. C. : Je veux qu'ils m'échappent. Je laisse toute latitude aux auteurs et aux metteurs en scène. Je veux être là s'ils ont besoin de moi mais je ne veux pas intervenir. Avec Jean-Pierre Améris, qui est en train de tourner à Lyon avec Benoît Poelvoorde, j'ai parlé de mes parents, je lui ai donné des photos mais je n'ai pas lu le scénario qu'il a coécrit avec Murielle Magellan. Pour la BD sur l'Irlande, j'ai dit aux auteurs : je suis là. S'ils m'envoyaient une planche en me demandant : cette arme-là, en 1930, c'est possible ? Je leur répondais. C'est tout. C'est leur œuvre. Le partage, c'est ça. Et c'est quelque chose de bouleversant de voir ses personnages prendre d'autres visages.
Avez-vous encore des choses à attendre, à prouver dans cette rentrée littéraire ?
S. C. : J'ai toujours peur quand un livre sort, peur qu'il ne soit pas lu, pas compris, mais là pour la première fois, j'ai eu peur de ne pas le finir. Sinon tous ceux qui vous diront qu'ils se foutent des prix sont des menteurs. Un prix, je trouve que c'est un honneur pour un écrivain et un miracle pour un livre. Mais j'ai déjà été lauréat de trois prix d'automne, je n'appréhende plus la rentrée avec la même crainte, en me demandant si mon livre va figurer ou non sur les listes. En revanche, j'ai toujours quelque chose à prouver au public : ce qui m'angoisse le plus, c'est quand les lecteurs me disent : « on sera là mais il ne faut pas nous décevoir » ou « ne vous amusez pas à jouer avec notre cœur ».
C'est une forme de responsabilité de l'écrivain vis-à-vis de ses lecteurs ?
S. C. : C'est « Donnez-nous comme on vous donne ». Des livres feel-good, ce n'est pas ce que je fais. Je viens avec le ventre ouvert, avec le cœur qui palpite. Combien de fois je me suis retrouvé en larmes dans des salons ou des rencontres, quand les gens viennent me parler, se confier. Parfois je me dis que l'idéal serait que je rende mon livre et que je me cache, mais c'est contradictoire avec ce pour quoi j'écris. Et puis, pour écrire un roman, il faut de l'orgueil. De quel droit Chalandon va-t-il parler de son cancer, de quel droit suis-je Jeanne ? Donc, la moindre des courtoisies est de rendre aux lecteurs ce que eux te donnent. C'est être à la hauteur de cette attente. W