Récit/France 7 mars Chloé Delaume

« Je vous écris d'où je suis, en seconde partie de ma vie, peut-être au dernier tiers. L'époque est historique et ma jouissance totale. La révolution numérique a apporté aux femmes des outils et réflexes qui les rendent solidaires, conscientes qu'elles forment un nous. Un nous hétéroclite, un nous de moi aussi. Etre perçue comme femme et être traitée comme telle : c'est cela que nous partageons. Et ce nous n'est pas seul. » Chloé Delaume, 45 ans, « autrice » comme elle se présente, lance un appel. Une lettre manifeste à ses Bien chères sœurs, adressée à toutes les « amies inconnues ». Des formules cash, des saillies drôles, des raccourcis frappants, des exhortations, des néologismes, un mélange détonant de colère et d'ironie, d'utopie joyeuse et de constats déprimants... Elle livre sa lecture concentrée de la situation, l'état des lieux de la domination masculine. Tout en précisant la place où elle se tient, son histoire, sa position de « féministe sans catégorie », dans un autoportrait avec signe explicite à l'ouverture de la King Kong théorie de Despentes - « J'écris de chez les ex-bonasses, les suffisamment cotées sur le marché pour avoir reçu des appels d'offres et avoir eu le choix des options » -, elle fixe les objectifs et les modalités de la lutte, le tout en 120 pages offensives qu'on imagine bien déclamées à une tribune ou sur une scène.

Celle qui, dans ses livres, presque tous autofictifs, a creusé les traumas de son enfance et exploré les parages de la folie ne s'est jamais posée en théoricienne. Pourtant ce petit pavé montre d'étonnantes capacités d'analyse et de synthèse qu'elle arme de sa prose coup de poing. Mes bien chères sœurs est la fin du cycle de travail qu'elle a appelé « Sororisation générale », entamé en mars 2017. Rappel de la définition de cette « sororisation » dans le manifeste : « l'action de sororiser, sororiser c'est rendre sœurs. C'est créer, par la qualité des liens, une relation qui amène à l'état de communauté féministe ». Mais avant, il y a le postulat de départ : Chloé Delaume en est sûre, le patriarcat - « les papatrons » - vit ses derniers spasmes, il « panique et les derniers virilistes sont à court d'arguments ». Pourtant, l'alternative au patriarcat en fin de vie n'est pas le matriarcat, qui n'est selon elle que sa version féminisée d'une même forme de pouvoir, vertical, hiérarchique. D'ailleurs, l'écrivaine en a déjà décrit fictivement les impasses dans Les sorcières de la République (Seuil, 2016, repris en Points), une féroce et comique dystrophie politique. Le féminisme nouveau qu'elle invoque, solidaire et horizontal, ne vient pas de nulle part. Il prend appui et prolonge le « féminisme quatrième vague », le féminisme 2.0, celui des réseaux sociaux. « La première vague a fait les lois, la deuxième a libéré nos ventres, la troisième a tué grand-papa, la quatrième s'attaque aux mœurs, aux us et coutumes ». C'est un féminisme qui combat la rivalité, prône l'union des forces - « L'important, nous le savons, étant de faire légion » -, car « du collectif vient le superpouvoir », parce qu'« en dépit de toutes nos positions personnelles, de nos parcours individuels, nous partageons le fait d'être pensées par le monde des mâles alpha ». « Dangereuses puisque unies », c'est toute la puissance de la « sororité active ». Pour Chloé Delaume, qui croit au performatif de la langue mais pas aux discours, l'avènement d'un féminisme sororal passe par les mots. Et pour que dire soit agir, elle offre même dans le dernier chapitre son « Badaboum Manifesto (propositions concrètes et agréables) ». A nous de jouer.

Chloé Delaume
Mes bien chères sœurs
Seuil
Tirage: 5 000 ex.
Prix: 13,50 euros ; 132 p.
ISBN: 9782021347111

Les dernières
actualités