Depuis la Seconde Guerre mondiale, la Shoah occupe les réflexions des penseurs, comme l'avait fait le tremblement de terre de Lisbonne au XVIIIe siècle. Le mal, celui que Dieu fait aux hommes et celui que les hommes font à eux-mêmes, est au cœur de la philosophie occidentale. Susan Neiman reprend le dossier avec une belle énergie. Et elle le fait avec la ferme intention de l'ouvrir à un large public, au-delà des cénacles universitaires. Elle montre surtout que les réflexions des philosophes ont toujours essaimé plus loin que leurs petits groupes, sous une forme ou sous une autre, dans nos sociétés. Nous voyons bien ici les modèles de pensée d'hier encore en action pour comprendre ce qui se passe aujourd'hui. Parmi ces propositions, la philosophie morale et politique peut nous aider à faire le tri.
Cette Américaine qui a enseigné dans les universités de Yale et de Tel Aviv avant de prendre la direction du Einstein Forum en Allemagne est connue en France pour son essai Grandir, éloge de l'âge adulte à une époque qui nous infantilise (Premier Parallèle, 2021) qui a reçu un bel accueil en librairie. Après l'obsession de la jeunesse éternelle, voici celle du mal pérenne.
C'est donc cette bascule entre le « mal naturel » - celui de Dieu - et le « mal moral » - celui des hommes - qui est ici documentée. Paul Ricœur avait déjà soulevé la contradiction entre la toute-puissance de Dieu, sa bonté et le fait que le mal existe. « Le problème du mal est la force directrice de la pensée moderne. » C'est sans doute la phrase clé du livre, non pas celle qui libère la réponse, mais celle qui remue l'interrogation. Le mal est peut-être la racine - c'est la thèse du livre - mais les fruits de l'arbre peuvent être très différents. C'est sur la décomposition, l'humus qui a donné le mot homme, que poussent les plus belles plantes. On pourrait ainsi filer la métaphore à l'envi, mais le propos de Susan Neiman est tout autre. Son livre, publié en 2002 aux États-Unis, a reçu de nombreux prix et il est désormais reconnu comme une étude importante sur la question.
Dans tous les domaines, les passages sont les moments les plus intéressants, car ils sont dans la zone où l'on est encore un peu avant sans être vraiment dans l'après, un peu comme ces milieux particuliers lorsque l'eau douce du fleuve se déverse dans celle salée de la mer. Ainsi, pour bien faire, on se donne du mal. Ce paradoxe à la Devos est plus profond qu'on ne le croit. « L'histoire de la philosophie est si profondément ancrée dans la question du mal que le problème n'est pas de savoir où commencer, mais où s'arrêter. » Cet essai pose en fin de compte la question de l'intelligibilité de nos vies que l'on peut traduire ainsi : quel est le sens d'un monde dans lequel des innocents souffrent ? Plutôt que de donner une définition, Susan Neiman explore à travers les philosophes et les écrivains la manière dont le mal nous affecte. Et elle signe un beau traité de philosophie morale.
Penser le mal Traduit de l'anglais (États-Unis) par Cécile Dutheil de La Rochère
Premier Parallèle
Tirage: 4 000 ex.
Prix: 26 € ; 470 p.
ISBN: 9782850611520