A un moment, le Transsibérien - où nos héros, Martial Canterel, dandy opiomane, et Miss Sharrington, sa gouvernante, John Shylock Holmes, expert chez Christie’s, et Grimod de la Reynière, son majordome black, traquent le criminel qui a dérobé Anankè, le fabuleux diamant de leur amie Lady MacRae - déraille, suite à un sabotage et à une attaque des cosaques Zaporogues. L’épisode, entre mille, est emblématique du travail littéraire extraordinaire et de l’imagination débridée de Jean-Marie Blas de Roblès. Depuis bien longtemps, peut-être depuis Là où les tigres sont chez eux, du même auteur chez le même éditeur, prix Médicis 2008, on n’avait pas lu un texte pareil.
Blas de Roblès joue sur tous les registres, l’érudition maniaque - comme lorsqu’il retrace l’histoire des lecteurs de romans professionnels, jolie tradition qui perdure encore dans les fabriques de cigares cubaines -, le pastiche, la parodie, le décalage : Jules Verne, Conan Doyle et quelques autres ont trouvé un digne successeur. Un écrivain capable de tout mettre en livre, total roman et total respect. Peu importe, alors, si le lecteur s’étouffe parfois en dégustant cet énorme millefeuille, s’il en laisse échapper quelques couches : L’île du Point Némo, difficile à synthétiser, fourmille d’histoires parallèles, de digressions, de tiroirs à secrets, de personnages adventices mais pas forcément négligeables, qui finiront par prendre leur place sur la photo de famille finale. Comme Arnaud Méneste, le cigarier du Périgord noir amoureux de Dulcie, une belle torcedora haïtienne présentement dans le coma, désespéré en outre parce qu’il a été obligé de céder sa manufacture à M.Wang, colombophile et pervers, fondateur de B@bil Books, une entreprise - horreur - de liseuses électroniques. Il y a encore Charlotte Dufrêne et son Fabrice, un geek "nolife" pirate de tous les mondes virtuels, ou les Bonacieux et leurs problèmes sexuels…
Quant à l’intrigue, c’est un grand bazar conduit à un rythme échevelé, comme la locomotive, à travers des steppes indéterminées, une enquête menée par l’inspecteur Litterbag, de Scotland Yard, un sale type, avec des bombes qui explosent un peu partout, des baskets de marque Anankè (en grec ; synonyme latin : fatalitas) retrouvées chaussées de pieds différents et sectionnés, ou bien encore chaussant Chung Ling Soo, un magicien unijambiste assassiné à Londres, faux Chinois mais vrai Américain. L’ensemble peut aussi se lire comme une sombre et jubilatoire parabole sur le monde moderne.
Jean-Claude Perrier