Qu’est-ce que la philosophie ? Forger des concepts. Encore faudrait-il savoir de quel concept il s’agit ? Un concept, selon une telle définition, ce n’est ni du senti (percept) ni du ressenti (affect). Chez Platon, on s’en souvient, c’est une Idée, une abstraction, à savoir quelque chose extrait de la chair du réel : l’Idée de table n’est point cette table, car elle subsume toutes les tables singulières - table à dîner, table basse, de bois, de verre, etc. Mais il est une autre façon de concevoir la philosophie et les concepts - une pensée plus aux prises avec l’expérience des choses mêmes, une pensée qui épouserait la singularité de l’objet qu’elle interroge.
Bergson rappelle que la philosophie « n’est proprement elle-même que lorsqu’elle dépasse le concept, ou du moins lorsqu’elle s’affranchit des concepts raides et tout faits pour créer des concepts bien différents de ceux que nous manions d’habitude : des représentations souples, mobiles, presque fluides, toujours prêtes à se mouler sur les formes fuyantes ». Citant le philosophe de La pensée et le mouvant, et modelant à son tour des notions d’une grande plasticité, Georges Didi-Huberman reprend une image afin de penser l’image : celle du papillon. Plus précisément, le-la phalène (le mot est épicène), ce papillon nocturne qui brûle ses ailes à la lumière de la chandelle ou meurt d’avoir surgi et de n’être point retourné assez vite à sa nuit d’origine. Papillon, symbole s’il en est, dans l’iconographie baroque, de la vanité de la vie, mais pas uniquement. Ce qui intéresse ici le philosophe et historien de l’art né en 1953 à Saint-Etienne n’est pas tant la brièveté que l’actualité de l’apparition : présence fugace, furtive, « infra-mince », mais présence tout de même. Penser l’image, et partant son mode d’être : l’apparition, c’est ce à quoi s’attelle, livre après livre, l’auteur de Phalènes : essais sur l’apparition ; ce recueil fait suite à un premier volume de réflexions sur le même thème, Phasmes (Minuit, 1998). Qu’est-ce qui apparaît, lorsque ça apparaît ? Quelles traces ? Quelle réalité ? Et que retient-on de ce que l’on vient de voir ? Qu’est-ce que l’être d’un être dont l’essence serait le passage ? Vie auréolée de mort ou, au contraire, rémanence de vie sur le masque de la mort, tel l’énigmatique sourire de la jeune noyée, L’inconnue de la Seine. Papillonnante vérité qui ne se laisse pas si aisément épingler. Pour répondre à ces interrogations et tenter de construire des rapports entre l’acte de connaître et celui de regarder, Didi-Huberman se nourrit de littérature comme du septième art. Il revisite ses auteurs de prédilection et explore par leur truchement autant de concepts fluides que l’«image-sillage» (Bergson), le «savoir-mouvement» (Warburg), le «regard des mots» (Rilke), l’«image-dépouille» (Blanchot)… Et au moyen d’une écriture aussi souple qu’un battement d’aile.
S. J. R.