Un Londonien en 1850 ne savait pas qu'il vivait à l'ère victorienne. De même une Parisienne en 1922 ne s'imaginait pas virevolter dans les Années folles. Ces « chrononymes » que les lexicologues désignent comme des « désignants événementiels » ont été inventés le plus souvent a posteriori pour désigner une période. Il est en effet très difficile de nommer le temps présent, sauf à le qualifier par tautologie de temps présent. On parle ainsi de Restauration, de Risorgimento, de Fin de siècle, d'années de plomb, d'années noires, de Movida ou des Trente Glorieuses. Mais comment ces expressions sont-elles apparues ? Et comment ont-elles fini par s'imposer tout en étant sans cesse revisitées par les spécialistes ? C'est l'objet de ce passionnant livre choral qui nous entraîne dans les mécanismes subtils de la désignation de l'histoire.
Sous la direction de Dominique Kalifa - lui-même auteur du chapitre sur l'entre-deux-guerres - treize historiens de renoms expliquent comment ces chrononymes sont apparus, pourquoi certains comme « Restauration » ont été plus ou moins figés par l'usage scolaire et pourquoi d'autres comme « Trente Glorieuses » sont toujours sujets à des débats critiques. C'est aussi le cas pour les dénominations décennales très en vogue aux États-Unis comme années vingt, années trente ou années soixante. Encore faut-il que cette division ait un sens autre que pratique. La périodisation est d'abord un classement. Donner un nom au temps, c'est lui coller une étiquette pour le différencier sur une vaste frise. Mais sur cette ligne du temps, certaines tranches ne sont pas désignées. Ces « zones grises » ou « périodes sans nom » échappent à la sagacité des historiens.
À lire cet ouvrage passionnant on comprend que ces expressions sont prises dans le mouvement de l'histoire. Le propos de ces spécialistes n'est bien évidemment pas de vouloir renoncer à la désignation actuelle de ces périodes, mais au contraire de montrer combien le fait de découper l'histoire en tranches est révélateur de notre appréhension du passé. C'est aussi ce saucissonnage du temps qui permet d'enseigner l'histoire et lui donne son statut de sciences sociales. Il ne s'agit donc pas d'en finir avec, mais plutôt de commencer à comprendre pourquoi.
« Prendre au sérieux les chrononymes permet de considérer le passé pour ce qu'il est, constate Dominique Kalifa : une réalité mobile, changeante, « historique », travaillée par les hommes et les femmes qui l'ont habité, mais aussi par les regards, les lectures ou les déplacements que les époques ultérieures lui ont fait subir. » Ainsi, pour reprendre l'expression de Philippe Boutry dans son analyse de la Restauration, on constate que les périodes « travaillent » comme on le dit d'un bois. Elles changent de place dans le temps qui passe.
Dénommer l'histoire : essais sur les noms du temps
Gallimard
Tirage: NC
Prix: 23 euros ; 352 p.
ISBN: 9782072763830