Le nombre de journaux et ouvrages sur l'Ukraine ne cesse de se multiplier depuis le 24 février, début du conflit russo-ukrainien. Parmi eux, celui de l’écrivaine et photographe Evgenia Belorusets sera publié par les éditions Christian Bourgois le 10 mai. Intitulé “Il est 15h30 et nous sommes toujours vivants”, ce journal de guerre s'est transformé progressivement en livre, et sera tiré à 8000 exemplaires. Un processus très rapide assumé par l’éditeur Pierre Demarty : “ j’assume ce sentiment d’urgence, il fallait faire entendre cette voix le plus vite possible pour offrir une autre dimension et une pérennité à ce type de témoignage”.
L’aventure éditoriale commence le 10 mars avec un mail de l'éditrice allemande Loan Nguyen à Pierre Demarty. La maison Matthes & Seitz propose à l’éditeur français deux ouvrages de l’autrice ukrainienne : Chutes heureuses, prix de littérature internationale 2020 en Allemagne, et Cycle de conférences sur la vie moderne des animaux. Loan Nguyen évoque également l’écriture d’un journal commencé par l’écrivaine au premier jour de la guerre, le 24 février. La décision est prise de le publier avant les deux autres livres dont la publication est reportée à 2023 et 2024.
Après l'acquisition des droits auprès de la maison allemande, Christian Bourgeois est le premier éditeur mondial à publier ce journal sous forme de livre. “Nous nous sommes un peu emballés", sourit l’éditeur. Les mots et photographies d'Evgenia Belorusets sont déjà publiés sur le site du journal allemand Der Spiegel et en anglais sur le site de la revue Artforum. Chez Christian Bourgois, l’idée de reprendre ce modèle en ligne est dans un premier temps envisagée : créer un site et mettre à jour le texte qui arrive au fur et à mesure. “Mais nous avions tellement de matière, que cela aurait été dommage”, analyse Pierre Demarty.
“Fabriquer le livre en temps réel"
Pierre Demartty contacte le traducteur allemand Olivier Mannonni pour travailler, en collaboration avec Françoise Mancip-Renaudie, sur les textes publiés dans Der Spiegel. “Normalement une traduction d’ouvrage prend minimum 6 mois, là nous sommes allées très rapidement”, raconte l’éditeur français. Au mois de mars, près de la moitié du journal est traduit. Christian Bourgois n’a aucune visibilité sur la date de fin. La maquette est envoyée au fur et à mesure au compositeur et à l’imprimeur. “Nous avons fabriqué le livre en temps réel", décrit le responsable éditorial. Une date limite est fixée à courant mai. Si le journal n’est pas terminé à cette date, il prévoit de publier en plusieurs tomes le récit.
La nuit est soudain devenue silencieuse. Il y a une heure encore, aux alentours de minuit, on a pu entendre des sirènes, puis un lointain roulement de tonnerre, peut‐être des impacts de missiles ou d’obus. Et maintenant – une absence de bruit, une absence tendue.Extrait du journal d'Evgenia Belorusets
Le journal se termine le 5 avril lorsque Evgenia Belorusets quitte Kiev pour trouver refuge à Varsovie puis à Berlin. Pierre Demarty n’a encore eu aucun échange avec l’autrice. Il passe par la maison Matthes & Seitz qui détient les droits mondiaux. Les deux éditeurs se sont souvent retrouvés confrontés à des problèmes dans le processus de publication. “Parfois nous passions de 48h à 72h sans nouvelles de l’écrivaine, nous étions suspendus au déroulé des événements", retrace Pierre Demarty.
Une démarche militante
L’écrivaine dénonce dans son journal l’inaction du monde occidental tout en décrivant son quotidien et celui des habitants de Kiev. “Une littérature du témoignage qui offre une autre façon de voir le conflit”, pour son éditeur français. Alors que l'ouvrage sera mis en vente au prix de 18 euros, 2 euros par exemplaire écoulé seront reversés à l’association France Terre d’Asile. “Les éditeurs réagissent rarement dans l’immédiateté, mais nous avions pour mission de faire entendre la voix de l’écrivaine et d’avoir une utilité locale en reversant une partie des bénéfices”, résume Pierre Demarty.
L'intérêt des éditeurs aux auteurs ukrainiens se multiplie à l'image des trois ouvrages annoncés récemment autour du président ukrainien Volodymyr Zelensky. Un phénomène qu’a appréhendé Pierre Demarty. “Je n’ai pas envie d’être opportuniste ou de publier quelque chose d'artificiel", insiste-t-il. Pour éviter cet écueil, la maison insiste enfin sur la qualité littéraire de l’autrice et comment son récit se démarque du “sensationnel”.