Après six années de contentieux avec l'entreprise la plus puissante, la plus riche et la plus dynamique d'Internet, les auteurs et les éditeurs français ont fait la part des choses. Sans s'obstiner plus longtemps sur la question de principe à la base de leur assignation pour contrefaçon contre Google, ils ont accepté une transaction qui met fin à la procédure, sauve les apparences et permet à tout le monde d'investir son énergie et ses moyens dans la bataille à venir autour du livre numérique.
"C'est la possibilité d'un Internet raisonné que nous préparons", s'est félicité Antoine Gallimard, raisonnable président du Syndicat national de l'édition (SNE), devant Philippe Colombet, tenace responsable du programme Google Livres, lors de la conférence de presse organisée lundi matin 11 juin, à laquelle participaient aussi Alain Kouck, P-DG d'Editis, et Jean-Marc Tassetto, directeur général de la filiale française du moteur de recherche américain.
Cette absolution générale était attendue depuis l'accord conclu avec Hachette Livre l'an dernier, et surtout depuis la transaction signée peu après avec La Martinière. Le groupe avait lancé en juin 2006 le procès auquel la Société des gens de lettres (SGDL) et le SNE se sont joints, que tous ont gagné en première instance.
La SGDL a négocié son retrait de la procédure d'appel, enclenchée par Google, contre une participation financière au développement de son fichier "des auteurs de l'écrit et de leurs ayants droit". On n'en saura pas plus sur le reste de l'accord, "confidentiel". Le SNE a obtenu un soutien à ses bonnes oeuvres de promotion de la lecture auprès des jeunes, et a discuté pour ses adhérents un accord-cadre, également confidentiel, sur les livres indisponibles mais toujours sous droits. Les éditeurs devront le demander à Google, via Internet comme il se doit.
Opt-out
Le groupe américain promet de leur fournir la liste de leurs ouvrages numérisés aux Etats-Unis et déversés dans sa base Livres. C'est l'une des nouveautés de cet accord-cadre, pour ce qu'il est possible d'en savoir. Le reste est inchangé : si les éditeurs ne veulent pas que leurs titres soient indexés dans cette base, Google les retirera, comme il le propose depuis le début de ce programme de numérisation, selon la fameuse formule de l'opt-out. Les éditeurs sont encouragés à fournir listes et métadonnées des livres sur lesquels ils affirment avoir des droits, afin d'effectuer les rapprochements nécessaires, ou empêcher si possible une numérisation qu'ils ne souhaiteraient pas. Ce qui n'est pas un mince travail, selon La Martinière.
Une numérisation jamais stoppée
Le moteur de recherche ne s'engage nullement à solliciter une quelconque autorisation préalable à la numérisation de masse qu'il n'a jamais arrêtée, et qu'il poursuit aux Etats-Unis, contrairement à ce nous avons écrit la semaine dernière (LH 913 du 8.6.2012, p. 45). Cet accord "invite l'édition à s'intéresser à la numérisation de ses oeuvres par Google, et à exercer un contrôle", a seulement déclaré Philippe Colombet, sans préciser le nombre d'ouvrages scannés dont les droits appartiendraient à des éditeurs français. "Nous avons numérisé aujourd'hui 20 millions de livres depuis 2005", a-t-il simplement mentionné, soit 5 millions de plus que depuis le dernier pointage, en octobre 2010. De fait, on trouve encore de tout dans la base Google Livres : des ouvrages du domaine public, des titres épuisés et, contrairement aux propositions déposées devant la justice américaine, d'autres toujours commercialisés, dont on peut consulter de ces brefs extraits qui ont soulevé tant de commentaires indignés. Au hasard, parmi d'innombrables autres exemples, on peut ainsi parcourir quelques "snippets" d'un très bon ouvrage sur Le droit du livre, bien disponible en librairie pour 28,50 euros. Il est signé d'Emmanuel Pierrat, aux Editions du Cercle de la librairie. Non que Google ait des intentions malignes : c'est juste qu'il est plus simple, dans son organisation industrielle, de tout numériser d'abord et de trier ensuite, en fonction des remarques qui lui sont faites. De plus, ses dirigeants sont intimement convaincus qu'ils oeuvrent pour le bien de l'humanité en général, et du monde du livre en particulier, en donnant sur Internet de la visibilité au vieux support de l'écrit.
L'accord-cadre ne proposerait aucune compensation financière en contrepartie de cette numérisation généreuse, quoique contrevenante au droit d'auteur, pour laquelle La Martinière a obtenu un dédommagement en justice. Et les éditeurs qui ne demanderont pas ce document resteront en dehors de ces dispositions, indique Christine de Mazières, déléguée générale du SNE. Ils ne pourront donc pas exercer le contrôle auquel les invite Google, ni bénéficier des fichiers numérisés de leurs ouvrages que le moteur de recherche se propose de leur fournir, notamment pour les utiliser en réimpression à la demande.
Zéro euro de recette
Ce compromis s'inscrit dans le prolongement des âpres discussions que les juristes de Google ont conduites aux Etats-Unis autour d'un projet de transaction retoqué en justice. Ce "settlement" avait tracé une frontière entre livres épuisés, objets de l'accord, et livres toujours commercialisés, exclus et présumés intouchables. Le projet a inspiré la récente loi française sur la numérisation des ouvrages indisponibles. Les auteurs et les éditeurs ont été étroitement associés à la rédaction de ce texte, qui prévoit aussi une forme d'opt-out. Ils pouvaient donc difficilement se montrer plus intransigeants avec ce partenaire dynamique, plein d'une si belle créativité juridico-technologique.
D'autre part, une fois le cadre de la négociation circonscrit aux seuls livres indisponibles, il devenait déraisonnable de continuer à s'écharper à propos de contenus qui génèrent aujourd'hui zéro euro de recette, alors qu'un combat autrement plus sérieux s'ouvre sur le marché des nouveautés en livres numériques. Google a son propre projet de librairie numérique, lancée aux Etats-Unis, au Canada, en Grande-Bretagne, en Italie, et à venir cet été en France. L'accord-cadre propose d'ailleurs la commercialisation, sur ce futur ebookstore, des titres déjà présents dans la base Google Livres. Pour les éditeurs, ce sera un canal supplémentaire de vente, et surtout un concurrent pour Amazon, un autre affreux d'Internet dont les ambitions dans le livre numérique sont finalement jugées encore plus inquiétantes.
Il fallait se débarrasser de cette vieille querelle afin de pouvoir signer des contrats de vente sur Google Play, la plateforme de contenus qui proposera bientôt du livre numérique, à côté de films, jeux vidéo, applications, musique, etc. Les autres éditeurs ne pouvaient y laisser seuls Hachette Livre ou La Martinière, qui a commencé à tester la compatibilité de ses ebooks avec la technologie du moteur de recherche. Et pour Google, une offre numérique partielle dans les nouveautés, inférieure à celles de ses concurrents, n'était pas plus satisfaisante. Gallimard se prépare donc activement à ce lancement, que toute l'édition française accompagnera d'autant plus volontiers que Google Play se revendique totalement ouvert, au contraire d'Amazon ou d'Apple.
Ce qui ne veut pas dire que les négociations seront sans nuages. Les éditeurs ont ainsi découvert que Google veut les rendre coresponsables d'une autre de ses innovations : l'engagement de disponibilité des ebooks sans limite de temps qu'il prendra auprès de ses futurs clients.