René Tardi est le fils unique, né en 1915, d'une "dame de la poste" bigote et d'un ex-cordonnier corse reconverti en facteur-receveur dans un petit bourg de la Drôme, après être revenu taciturne et autoritaire du premier conflit mondial où il a été plusieurs fois blessé. Il a été sensibilisé très tôt à la menace hitlérienne. Son école a accueilli deux jeunes juifs allemands exilés. Lui-même s'est inscrit à 19 ans à la préparation militaire avant de s'engager dès 1935, deux ans avant son mariage avec Henriette, la fille de l'épicière, pupille de la nation. Incorporé dans un régiment de chars de combat, René Tardi y deviendra sergent, puis sergent-chef. Aux commandes de son H 39, puis d'un R 39, dans un contexte de totale désorganisation de l'armée française, il combattra les Allemands autant qu'il le pourra pendant la courte guerre de mai-juin 1940. Le 22 mai 1940, toutefois, il est fait prisonnier et emmené en captivité. Il passera cinq années épiques et précaires en Poméranie (Pologne), sans cesse tenaillé par la faim, dans un camp au régime sévère.
C'est ce parcours que retrace son fils dans Moi René Tardi, prisonnier au stalag II B, avant qu'une deuxième partie à paraître ne retrace l'évacuation du camp et le retour long et mouvementé de René vers la France. S'il a entrepris ce travail il y a quatre ans seulement, Jacques Tardi a pu s'appuyer sur trois cahiers de souvenirs que son père a noircis à sa demande au début des années 1980, peu avant sa mort en 1986. Leur précision lui permet de proposer un récit très incarné de la drôle de guerre et de la faillite de l'armée française en 1940, et un témoignage rare et fouillé sur la vie d'un camp de prisonniers de guerre de 1940 à 1945, moins souvent décrite que celle des camps d'extermination ou des camps de prisonniers politiques comme Buchenwald. Au-delà, Tardi reconstitue dans son livre le plus personnel à ce jour la trajectoire d'un homme qui se trouve perpétuellement en colère sans parvenir à la transformer positivement.
Car c'est un drôle de loulou qui prend les armes avant de passer toute la guerre enfermé en Poméranie. Courageux, volontaire, René Tardi est aussi fasciné par la chose militaire qu'il abhorre sa hiérarchie et fustige son incompétence. Pour son fils, qui n'a établi avec lui qu'un dialogue limité de son vivant, il reste visiblement en partie une énigme. Jacques Tardi la poursuit tout au long d'un ouvrage qui progresse au rythme du récit rageur et désabusé du père, presque toujours essoufflé et rappelant en cela celui du Ferdinand Bardamu de Céline, dont Tardi a illustré plusieurs oeuvres, parmi lesquelle bien sûr le Voyage au bout de la nuit.
Pour cela - belle idée ! -, le dessinateur se met lui-même en scène sous forme d'un jeune garçon accompagnant son père dans les méandres de sa mémoire. Le voilà interpellant René sur les incohérences de son témoignage ou les sinuosités de son raisonnement, ou regrettant de ne pas avoir pu lui faire préciser tel ou tel point de son vivant. Il poursuit ainsi un dialogue interrompu, le déployant en "cinémascope", sur seulement trois amples cases par page qui contribuent à la puissance de l'ensemble.