Seul un Américain comme Clébac Darouin pouvait concevoir une idée aussi saugrenue, affichant un tel mépris pour toutes les conséquences qu'elle pourrait engendrer. Parce qu'il était né dans le modeste village français de Neuville, où l'avion de ses parents, des milliardaires bostoniens, était tombé en panne, Clébac avait décidé de montrer sa reconnaissance post mortem à ceux qu'il considérait un peu comme ses concitoyens. Ante mortem, il les avait déjà gratifiés d'un phare aussi haut qu'inutile, puisque situé à 300 kilomètres de la mer !
Par testament, donc, "l'immense Clébac » avait offert à tous les Neuvillois une sépulture somptueuse et personnalisée où les hauts faits de chacun seraient représentés. Ce qui, quand on s'appelle René Vandrèche, Buh Stoffet, Napoléon Beloeil, Odette Pneu ou Marron Tousseul, et que l'on n'a rien fait de spécial de sa vie, n'est pas banal. Nonobstant, mis à part le maire, M. Pneu, qui meurt dès le début de l'histoire, vite remplacé "provisoirement" par le grotesque Vandrèche, lequel console sa veuve aussi sensuelle que somnambulique, tous acceptent avec reconnaissance cette espèce de deathland privatif et luxueux qui leur tombe du ciel. Le munificent Clébac n'a pas mégoté. Au point que les Neuvillois réalisent que leurs maisons posthumes sont plus agréables, plus fraîches et plus modernes que les bicoques où ils vivaient jusqu'à présent.
Encouragés et médiatisés par Anne-Marie Mingue, une journaliste qui a fait carrière en "mâchant » un certain nombre d'hommes importants (dont quelques ministres), les rustiques décident de rendre publique leur bonne fortune, et d'emménager dès à présent dans leurs futures demeures d'éternité. Le cimetière de Neuville devient un must touristique mondial que l'on vient visiter.
Il y a longtemps que le très prolifique et atypique Franz Bartelt ne nous avait pas régalés d'un roman aussi drôle et sombre, farcesque et grinçant, porté par un style tout en clins d'oeil. Son humour macabre, à la manière des danses du Moyen Age, fait mouche, ainsi que son sens du politiquement incorrect : à elle seule, l'histoire de Balthazar, le père de Monique, obligé de coucher avec sa fille, une tradition depuis mille ans dans la famille, et qu'il déteste ça, vaut le détour. On se croirait chez le Paasilinna à l'époque du Meunier hurlant ou de la Douce empoisonneuse.