Depuis Ramon (Grasset, 2009), le roman consacré à son père, Dominique Fernandez n’a pas chômé : tout en sillonnant la planète en compagnie de son complice le photographe Ferrante Ferranti pour en rapporter des albums (récemment : Sibéries à l’Imprimerie nationale ou Voyage en Algérie antique chez Actes Sud), il travaillait à On a sauvé le monde. Un roman-somme, où il a rassemblé tous ses sujets de prédilection, qui ont animé sa vie et nourri son œuvre, un gros millefeuille à déguster couche par couche. Notre homme est un gourmand : on se souvient de ses pages suaves sur Scaturchio, le pâtissier napolitain, ou encore de son interprétation de la Fontaine des quatre fleuves du Bernin, piazza Navona, comme un refus de succomber à la tentation du divin gelato tartuffo de chez Tre Scalini.
Premier niveau : Fernandez s’est lancé dans un roman d’espionnage à sa façon, dont les héros sont Romano (ce n’est pas son vrai nom, on ignore ses véritables origines) et son ami de cœur, Igor, un jeune prince russe acquis aux idées de la Révolution et travaillant comme espion au service de son pays. Les garçons se rencontrent en 1930 à Rome où chacun suit des études d’histoire de l’art. Coup de foudre. Par amour, Romano acceptera d’aider Igor à dérober aux fascistes les plans d’un redoutable avion de combat, et le suivra en URSS, « paradis du socialisme ».
Romano étudiant Poussin, et Igor Simon Vouet, c’est l’occasion pour Dominique Fernandez, auteur de L’amour qui ose dire son nom : art et homosexualité (Stock, 2001), de revisiter toute l’histoire de l’art sous cet éclairage sensuel. Le roman est d’ailleurs scandé de reproductions de Poussin, de Vouet, du Caravage (l’un des héros de Fernandez), mais aussi des statues fascistes du Stade des marbres à Rome, ou de tableaux de peintres soviétiques, comme Pimenov ou Lebedev.
Situant son livre entre Rome et Moscou, l’écrivain rend hommage aux deux pays qui l’ont marqué le plus : l’Italie, à qui il a voué sa vie, formidable passeur de sa littérature et de sa culture, de l’Antiquité à nos jours ; et la Russie, découverte plus récemment, mais avec une ferveur dont témoigne par exemple son essai L’âme russe (Philippe Rey, 2009).
Mais ce qui sous-tend toute l’histoire, qui déterminera les destins de Romano et Igor, comme elle a orienté la vie et l’œuvre de Dominique Fernandez, c’est l’homosexualité, dans sa version rebelle, ténébreuse. En romançant les destinées tragiques du Caravage et de Pasolini, c’est toujours La gloire du paria (titre d’un roman paru en 1987, chez Grasset) que célèbre l’écrivain, bien loin du communautarisme et du mariage pour tous. Sans doute parce que, dans sa jeunesse, l’homosexualité était un péché, voire un délit, tout comme dans l’URSS de Staline (et de Poutine), où Romano et Igor vont subir contrôles, brimades, jusqu’à l’expulsion finale de « l’Italien » et la déportation de son ami, qu’il ne reverra jamais.
On a sauvé le monde est un roman magistral, que Fernandez s’est à l’évidence plu à écrire, tout en complicité avec son lecteur - lequel « aura trouvé long d’avoir attendu bien au-delà de la page 200, écrit-il page 224, pour voir se produire ce qu’il souhaitait » : que les héros fassent enfin l’amour ; un panthéon gay très personnel, délicat et érudit.
Jean-Claude Perrier