Après une visite chez le médecin à Bilbao, le grand-père de Kirmen Uribe décida de ne pas rentrer tout de suite. Il proposa à sa bru, la mère d'Uribe, qui l'accompagnait, d'aller au musée des Beaux-Arts. Il lui montra un tableau d'Aurelio Arteta - une fresque destinée à décorer le siège d'une banque dont son ami d'enfance l'architecte Ricardo Bastida avait dessiné les plans. D'une élégance hiératique, très Art déco, le tableau dépeint la rencontre de deux mondes : femmes des champs, symbole d'une tradition immémoriale, et dames de la ville d'un siècle qui avait commencé avec fracas et allait se poursuivre dans le chaos de la guerre civile. La mère de l'auteur basque, né en 1970, n'oublierait jamais ce jour où elle pénétra pour la première fois dans ce musée. "Quarante-cinq plus tard, c'était à mon tour d'y entrer. [...] J'avançais sur les traces d'une oeuvre du peintre Aurelio Arteta comme on se fie à une piste à demi effacée, en suivant avant tout mon intuition." Bilbao-New York-Bilbao est le premier roman de >l'une des figures de la jeune poésie basque. Ecrit à l'origine dans cette langue, le livre lui valut en Espagne le prix national de Littérature 2009. A l'instar du narrateur d'A la recherche du temps perdu, Kirmen Uribe ne sait comment commencer. Plusieurs pistes s'ouvrent à lui. Il y a bien sûr le tableau d'Arteta - un artiste exigeant qui préféra pourtant la vie à la gloire : après le bombardement de Guernica par les nazis, le gouvernement républicain lui demanda de faire une oeuvre à la mémoire des victimes, mais il préféra rejoindre sa famille en fuite au Mexique, laissant à Picasso la tâche d'immortaliser ce moment d'horreur. L'amitié entre Arteta et l'architecte permet à Uribe de déployer une époque plombée par le franquisme. Il y a aussi la famille de l'écrivain, pêcheurs de génération en génération, toutes ces histoires qui tissent la mythologie du clan dans le village d'Ondarroa, ces grands-mères et grands-tantes, femmes de marin bigotes et formidables conteuses : selon une telle, si l'on baisait l'image du Christ souffrant, son voeu était exaucé ; d'après telle autre, son grand-père avait perdu son alliance en mer et la retrouva dans le ventre du merlu qu'il avait pêché et qu'on lui servit le soir au dîner. Le bateau de l'aïeul s'appelait Dos amigos, "Deux amis", si son grand-père est l'un d'eux, qui est l'autre ?
Le poète est invité à faire une conférence à New York. C'est lors de son vol transatlantique qu'anecdotes familiales et réflexions sur la littérature même refluent, et le livre raconte comment il s'écrit, tout l'art d'Uribe consistant à donner au lecteur l'illusion qu'il est en train de lire le roman in progress, >une fiction élusive : "J'ai pensé que je devais montrer ce qui se trouve derrière un roman, dévoiler le chemin que l'on parcourt pour l'écrire. Les doutes, les incertitudes. Mais le roman lui-même n'apparaîtrait pas dans le roman."