10 JANVIER - ESSAI France

Ces temps-ci, le chef-d'oeuvre a mauvaise presse, mauvaise mine. Chacun - c'est-à-dire critiques, universitaires, tous ceux qui professent et prospèrent d'un soucieux souci de littérature - n'en tient que pour les classiques, les modernes (et ses avatars post et anti, c'est du pareil au même), les coups d'essai voire de maître... Le chef-d'oeuvre, lui, semble ne plus ressortir que de l'ordre du vulgaire.

Charles Dantzig- Photo ZAZZO/GRASSET

Il faut dire, et c'est tout l'objet de l'essai buissonnier et furieux que lui consacre Charles Dantzig, que le chef-d'oeuvre est rétif, épris de rien d'autre que de sa propre liberté, orphelin et fier de l'être, limite mal élevé.

A propos des chefs-d'oeuvre, >donc, quatrième vagabondage de son auteur (qui s'y affirme plus que jamais "notre jeune homme", comme Barrès aimait à nommer Proust) en pays de littérature après son Dictionnaire égoïste de la littérature française (Grasset, 2005), son Encyclopédie capricieuse du tout et du rien (Grasset, 2009) et Pourquoi lire ? (Grasset, 2010). Dans sa concision, sa vitesse et sa prolixité, sa générosité aussi, Dantzig nous y offre son art poétique. Mais, comme c'est souvent le cas chez lui, celui-ci est d'abord une enfance de l'art. Il y a là une impériosité et une ferveur qui sont celles des enfants solitaires, douloureusement et fièrement conscients de leur différence de lecteurs. Chaque page, chaque chapitre - ils sont nombreux -, chaque oeuvre, chaque émotion évoquées - elles le sont plus encore - brillent d'un éclat de révélation, crépite d'intelligence joyeuse. Le lecteur peut demeurer étourdi devant tant d'érudition, craindre de demeurer à trop grande distance de la vitesse du livre, s'il accepte simplement de jouer le jeu, guidé par un "Dantzig monsieur Loyal" d'une "Lola Montès littérature", il ne le regrettera pas. On passe en quelques phrases empreintes du laconisme un peu ironique qui tient lieu à son auteur de morale et de style (après tout, c'est la même chose), des Aristochats à Sophocle. On redécouvre Herbart ou Louis Lerne. On se désole de tous les réactionnaires. On abat en sifflotant quelques idoles (Céline bien sûr, mais tout aussi sûrement Baudelaire ou Joyce, "Ulysse est un livre écrit comme on se ronge les ongles"). Bref, comme il convient, on s'amuse comme un fou, on s'intéresse comme un lecteur.

Et bien sûr, pour conclure, Dantzig fait de jolies grimaces aux courants d'air, à la tristesse, à la solitude. Cette histoire de chefs-d'oeuvre contient son motif caché dans le tapis : Dantzig lui-même. Alors, laissons-lui le dernier mot, il en fera bon usage : "Mon éducation a été une éducation de l'oubli. Il me fallait protéger les coquillages avec lesquels je construisais mon petit palace de bord de mer, praires Verlaine, étoiles de mer Musset, etc. De même, j'ai longtemps empêché bien des personnes d'entrer dans mon coeur où Robert de Saint-Loup, la Sanseverina et Algernon Moncrieff se trouvaient en bonne place. En cela j'ai eu tort. C'était de la mauvaise méfiance, qu'y pouvais-je ? J'étais si dévasté par une enfance sans enfance que n'avaient protégée que les livres !"

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