Brosser le portrait de Véronique Cardi, c'est d'abord s'arrêter sur son champ lexical. Fraîchement nommée en janvier, la nouvelle patronne des éditions J-C Lattès et Le Masque baigne dans un univers où tout est « dingue », « canon », « flamboyant ». Ses auteurs sont « la classe à Dallas » et les livres qu'elle place en vitrine d'une librairie « trônent en majesté ». Son vocabulaire est hyperbolique, tout comme son parcours, météorique.
Petite dernière dans une famille « très unie, aimante et bienveillante », Véronique Cardi a grandi à Riedisheim, dans la banlieue de Mulhouse. Élevée par des parents professeurs d'histoire, elle comprend vite la valeur du travail et de la persévérance, s'appliquant à faire encore plus et mieux que les autres. « Très jeune, j'ai eu l'impression de devoir rattraper mon frère et de ma sœur aînés, avec lesquels j'ai sept et trois ans de différence. J'ai par exemple forcé ma mère à m'apprendre à lire en même temps qu'eux. J'avais ce besoin d'aller vite. »
Vite donc, la brune punchy enchaîne ses années scolaires avec brio, non sans perfectionner l'apprentissage de la danse classique et du hautbois. Toujours portée par ce « devoir d'excellence », elle effectue des études de philosophie et d'allemand, puis un master d'édition à la Sorbonne. Chez Philippe Rey, où elle réalise son premier stage, l'Alsacienne, d'origine corse par son père, tire sa première leçon commerciale. « L'édition indépendante m'a appris l'importance des relations libraires. Si les libraires n'ont pas envie de mettre vos livres en évidence, ils ne se vendent pas ».
En 2006, elle obtient un poste d'éditrice junior en littérature étrangère chez Belfond. « J'ai été impressionnée par l'équipe qui fut capable de démultiplier les ventes de Haruki Murakami avec Kafka sur le rivage. J'ai surtout retenu qu'on pouvait travailler commercialement un livre littéraire », commente-t-elle. En parallèle, Véronique Cardi s'échine à construire son propre réseau. « A ses débuts, en 2009, elle venait aux apéritifs que nous organisions avec les agents et restait de 18 heures jusqu'au bout », se souvient Marie Lannurien, cofondatrice de L'autre agence. « Je ne connaissais personne dans le milieu. Et il n'y a ni journalistes ni auteurs ni éditeurs dans ma famille », souligne de son côté Véronique Cardi. Sa réputation de fonceuse naît à cette période. « L'air désinvolte, elle s'introduisait d'une manière très naturelle, sans gêne apparente et tout en rondeur », note Marie Lannurien.
Chez Belfond, l'éditrice publie, avec succès, Les enfants de Staline d'Owen Matthews. Elle attire l'attention de Vincent Barbare, à l'époque P-DG de First-Gründ, qui cherchait alors à créer un label de littérature étrangère. Elle accepte le défi dans cette filiale d'Editis « surtout connue pour ses succès dans la collection des Nuls et ses pôles jeunesse et pratique ». « Si le challenge m'avait fait peur, je ne l'aurais pas accepté. Mais c'était beaucoup trop excitant comme projet ! » s'exclame-t-elle. Les Escales est né. Véronique Cardi se « donne à fond » : « j'avais obligation de réussite ». L'éditrice ne compte pas ses heures, lit « une douzaine de manuscrits par semaine », se déplace en province pour convaincre les libraires, ne rate pas une foire internationale... « Les lundis matins, tu lui demandais ce qu'elle avait fait de son week-end : elle avait trouvé le temps d'envoyer des mails, de lire un manuscrit et de profiter de sa famille », poursuit Vincent Barbare qui lui a aussi confié, en 2013, la direction de « Feux croisés » chez Plon. « Les enfants sont ma déconnexion », lance cette mère qui en a deux en bas âge. Elle est mariée depuis 2009 à son petit copain de toujours, François Schaub, un discret ingénieur des mines, fondateur d'une entreprise dédiée au vélo partage, qu'elle a rencontré durant sa prépa littéraire à Strasbourg. « Ma stabilité familiale est ce qui m'a permis de m'investir autant dans mon métier passion », souligne-t-elle.
La suite, aux Escales, est connue : Véronique Cardi mise sur L'île des oubliés de Victoria Hislop, un succès au Royaume-Uni. « Sa capacité de conviction s'est révélée. Elle a farouchement défendu cette histoire pourtant triste sur une colonie de lépreux. Et elle ne s'est pas trompée », constate Vincent Barbare. Le livre s'est vendu à près de 70 000 exemplaires en grand format et à plus de 500 000 exemplaires en format poche, au Livre de poche, maison du groupe Hachette qu'elle intègre en 2014.
Son ascension connaît une accélération lorsqu'elle accepte la direction de « cette petite machine de guerre », comme elle la surnomme. Cette fois-ci, le succès est arrivé « grâce à l'alchimie qui s'est créée avec l'équipe du Livre de poche et les éditeurs grand format. La force de l'équipe a fait la beauté de l'aventure, j'ai adoré donner envie aux gens de se dépasser ». Durant ces cinq ans, Véronique Cardi joue la manager tout-terrain, sillonne la France à bord du Camion qui livre, n'hésite pas à se transformer en libraire « d'un jour » dans un Relay, adopte le look des couvertures d'Aurélie Valognes, auteure « super best » du catalogue, pour aider les libraires du Furet du nord... Si son rythme peut-être « épuisant » pour certains, la plupart des personnes interviewées pour cet article l'ont trouvée « stimulante ». « Elle est très fédératrice car encourageante et à l'écoute. Son énergie et sa générosité portent le groupe », estime sans ambages Anne Boudart, 27 ans, ancienne attachée de presse du Livre de poche, aujourd'hui auteure de la maison d'édition.
Consciente des enjeux que Le livre de poche représente au sein du groupe, la trentenaire favorise la best-sellerisation du catalogue. Commercialement, elle porte aux nues des auteures potentielles comme Aurélie Valognes ou Virginie Grimaldi, « les bienveillantes ». Elle encourage aussi les « logiques de groupe », à savoir la réédition dans le catalogue des auteurs publiés en grand format dans les maisons d'édition d'Hachette et d'Albin Michel (qui détient 40 % du capital). En cinq ans, Monica Sabolo, Eric Giacometti et Jacques Ravenne mais aussi Agnès Ledig, alors chez Pocket, arrivent au Livre de poche, devenu numéro 1 du secteur en 2018.
Véronique Cardi incarne elle-même cette best-sellerisation sur son compte Instagram. Auteurs incontournables comme Tatiana de Rosnay ou Niko Tackian y apparaissent avec l'édition de poche de leurs romans. Sa famille est également mise à contribution : ses deux enfants, Raphaël et Honoré, jouent avec des piles de livres tandis que son mari se déguise en M. Darcy pour fêter Jane Austen à l'ambassade du Royaume-Uni. « Mon travail c'est ma passion, ça déborde forcément de la sphère professionnelle. Je vois cela comme un partage avec les gens que j'aime et qui aiment les livres. Je conçois ma famille comme une tribu », affirme-t-elle. Depuis son arrivée chez J-C Lattès, elle documente sur le réseau social la moindre tournée libraires, et fait régulièrement poser sa «team», tote-bag siglé au bras ou accoudée aux fenêtres du siège du 17 rue Jacob.
Une des seules échappatoires qu'elle s'accorde, c'est sa séance de footing tous les dimanches, « clé pour comprendre et inventer beaucoup de choses ». Sinon, elle se réveille tous les matins à 6 h 30 pour lire une heure et demie. Ensuite elle affronte ses défis du quotidien pour finir, souvent, à un événement littéraire. Dort-elle ? « Comme un bébé », assure-t-elle. Toujours confiante et tout sourire.