Guerre et durcissement du régime oblige, certains artistes russes quittent leur pays ces derniers mois. Une fuite des pinceaux à laquelle l’autrice et graphiste Victoria Lomasko n’a pas échappé. En exil, elle a réussi à obtenir un visa jusqu’à la fin de l’été en Europe. De là, elle porte son regard vers l’Est pour continuer, quoi qu’il arrive, à parler de ceux dont les visages n’apparaissent jamais dans les médias.
[Interview traduit du Russe par Gérald Auclin]
Votre prochain roman graphique, La Dernière Artiste soviétique est construit comme un véritable reportage journalistique. Pouvez-vous nous en dire plus ?
J’ai commencé à collecter des matériaux pour Le Dernier Artiste soviétique en 2014. Mon idée initiale était de dépeindre les changements sociaux s’étant produits dans les quinze anciennes républiques soviétiques comme le Kirghizistan, l’Arménie, la Géorgie ou encore le Caucase du Nord , et de montrer comment « l’espace post-soviétique » s’était transformé. La pandémie a mis un terme à mes projets de reportages graphiques en Ukraine et dans les pays baltes. Mais en 2020, j’ai réussi à me rendre à Minsk où j’ai documenté pendant une semaine la révolution biélorusse. Mon livre se termine sur deux reportages de 2021 sur la vie politique et sociale à Moscou.
Votre livre se termine d'ailleurs à un moment clefs de l'Histoire…
J’ai achevé le livre une semaine avant le début de l’invasion russe de l’Ukraine. La mise en page terminée, j’ai pensé que mon livre avait l’air d’un adieu final à l’époque post-soviétique et à mon personnage de Dernier Artiste soviétique. La guerre a commencé quelques jours plus tard. Il s’est avéré que la transformation de l’espace soviétique était impossible sans combat et que ma propre transformation était impossible sans exil.
Créer en Russie de nos jours implique-t-il une forme d’opposition ?
Les événements actuels – la guerre en Ukraine et la dictature en Russie – sont l’apogée du régime poutinien, mais cela ne signifie pas qu’il y avait une démocratie et une société saine en Russie avant la guerre. Je pensais que mon devoir d’artiste était de documenter comment le pays s’enfonçait dans la dictature et comment une petite partie de la société tentait de s’y opposer. Dans le dernier chapitre de La Dernière artiste soviétique, je compare la stratégie des militants qui essaient d’organiser ne serait-ce que de minuscules actions et celle des artistes qui restent chez eux comme des ermites et font de l’art. Ce chapitre est l’aveu que les artistes m’intéressent beaucoup plus que les militants. Je crois que l’art véritable change plus la vie que les manifestations.
Vos livres sont tous très réalistes et souvent basés sur des reportages. Pourquoi ?
Je ne sais pas inventer d'histoires fantastiques, mais j'aime observer la réalité, dessiner sur le vif et écouter les histoires que racontent les gens. Je me suis toujours beaucoup intéressée aux histoires des groupes sociaux fragiles et à celles des gens qui ne s'intègrent pas dans la Russie contemporaine et qui tentent de créer des communautés autonomes. Je ne sais pas pourquoi, mais l'invisible et l'interdit m'ont toujours attirée.
Les titres de Victoria Iomasko en France
Vos ouvrages sont publiés en Allemagne, en France, aux États-Unis, au Royaume-Unis, en Finlande et en Espagne mais pas en Russie…
Mon premier livre, L’Art interdit, a été publié en 2011 en Russie, sous la présidence de Dmitri Medvedev. C’était une époque plus détendue. En 2012, Poutine est redevenu président. Un an plus tard, mes reportages graphiques n’ont plus été publiés en Russie que sur le site libéral indépendant colta.ru. Le Roskomnadzor [le service fédéral de supervision des médias, NdT] l’a bloqué il y a peu en raison d'articles contre la guerre en Ukraine. Il y a quatre ans, j’ai consulté un avocat pour savoir quelles seraient les conséquences si mon livre D’Autres Russies était publié en Russie. Il m’a dit que les nouvelles lois répressives étaient volontairement floues, de sorte qu’il n’était pas évident de savoir si l’éditeur et moi risquions deux ou dix ans de prison. J’ai bien entendu abandonné l’idée de le publier en Russie.
En mars dernier vous avez décidé de quitter le pays et rejoindre la France. Pourquoi ce choix ?
Je ne cherchais pas à fuir en France, mais j'avais la ferme intention de quitter la Russie qui s'est transformée en état fasciste sous mes yeux. Avant même la guerre, il était dangereux pour moi d'y vivre et d'y travailler. Ce n'était qu'une question de temps avant qu'on ne m'inscrive sur la liste des « agent de l'étranger ». Désormais, critiquer le régime ou coopérer avec des organisations occidentales est considéré comme un délit. Du jour où la guerre a éclaté, je suis aussi devenue incompatible avec ce régime. Être contre la guerre en Ukraine est un délit. Le pouvoir dresse déjà des listes de « nationaux-traîtres » et trace des Z sur leur porte. Avec cela, les frontières du pays sont presque entièrement fermées.
Quels échos avez-vous de la population russe ?
Dans le monde actuel, il y a cet énorme territoire peuplé de plusieurs millions d'habitants dont 80 % croient au mensonge total… presque tous les liens entre ce territoire et le reste du monde sont désormais détruits. Je ne crois pas que cela va bien finir.
Comment s’est passé votre voyage et votre obtention de visa ?
Quand la guerre a éclaté, je n'avais ni visa ni argent pour tenter de fuir en Europe ou en Amérique. J'ai acheté un billet d'avion pour le Kirghizistan et suis allée vivre dans ce pays que je connais bien. Le jour de mon départ pour Bichkek [la capitale du Kirghizistan, NdT], j'ai reçu un appel des producteurs belges qui ont commencé à tourner un documentaire sur moi en 2021. Ils m'ont dit d'aller immédiatement à l'ambassade de France où on m'a délivré par miracle un visa quelques heures avant mon vol. De Bichkek, je me suis envolée pour Paris via Istanbul. Les producteurs du film m'ont accueillie à Paris et m'ont emmenée à Bruxelles. Je vis depuis lors à Bruxelles où nous travaillons au documentaire. Je ne sais pas encore ce que je ferai ensuite, mais je ne retournerai pas en Russie avant que le régime ne change.