Les libraires jugent cette rentrée littéraire d’une excellente tenue et d’une richesse remarquable, emmenée par des locomotives telles que Le Royaume d’Emmanuel Carrère, Pétronille d’Amélie Nothomb ou Charlotte de David Foenkinos. Pourtant, depuis le début du mois de septembre, la tête du palmarès des meilleures ventes n’aura pas une seule fois été occupée par un roman. Deux documents s’y sont successivement distingués : Merci pour ce moment de Valérie Trierweiler (Les Arènes) a suscité un engouement sans équivalent, faisant la course en tête dès sa sortie le 4 septembre ; Le suicide français d’Eric Zemmour, paru le 1er octobre chez Albin Michel, l’a détrôné la semaine dernière même s’il lui a fallu, selon Datalib, trois semaines pour égaler le score réalisé dès le premier jour de vente par l’ex-compagne de François Hollande, soit 6 700 exemplaires écoulés. Seul Patrick Modiano, auréolé de son prix Nobel, est parvenu à s’intercaler entre ces deux rouleaux compresseurs.
Redonnant des couleurs au rayon politique, cette frénésie des ventes a attiré en librairie un "tsunami de clients", selon l’expression de François Reynaud, de la librairie des Cordeliers, à Romans-sur-Isère. Tous ses confrères s’accordent à le qualifier d’exceptionnel. "De ma vie dans l’édition et dans la librairie, jamais je n’ai vu un tel phénomène. Le jour de la sortie du livre de Valérie Trierweiler, une cinquantaine de personnes attendaient déjà devant nos portes une heure avant l’ouverture du magasin", s’extasie Antoine Boussin, directeur de Richer, à Angers. Pour autant, les libraires sont bien en peine de capitaliser d’une quelconque manière sur cette vague sans précédent. "Globalement, ces best-sellers représentent des ventes sèches, qui ne nous ramènent pas de clients dans la durée", estime Mickaël Raoult, responsable adjoint de Dialogues, à Brest.
Comment transformer l’essai face à des visiteurs ponctuels, peu habitués des librairies, dont le déplacement n’occasionne pas de flânerie et qui n’ont qu’un seul titre au panier ? "Ils demandent directement l’ouvrage sans passer par la case rayon, même si les livres y sont en pile. Leur déplacement est très ciblé", témoigne Nathalie Claudel, de La Compagnie des livres, à Vernon. Lecteurs occasionnels, ils sont également très peu demandeurs de conseils. Dès lors, le seul levier pertinent pour espérer voir revenir ces clients consiste à bien les recevoir et à ne pas se montrer excluant. "Nous veillons à ne pas les stigmatiser et à ne pas les juger. Ils ne sont pas là pour se faire houspiller", martèle François Reynaud, pourtant taquiné par certains de ses clients venus acheter Le suicide français. Les libraires de Corneille, à Laval, ne manquent pas d’inciter ces clients d’un jour à visiter leur site Internet marchand, ou de leur proposer la carte de fidélité. A Angers, Antoine Boussin a accueilli à bras ouverts les 400 personnes venues rencontrer le 10 octobre Valérie Trierweiler, qui effectuait là son premier déplacement public. Si le libraire ne dévoile pas de chiffres de vente, il note que "tous avaient leur livre en main et aucune signature ne s’est faite sur une photo ou un morceau de papier".
Du business , mais à quel prix ?
Récurrent chez les lecteurs de Merci pour ce moment, ce comportement d’achat très exclusif est moins le fait des acheteurs du livre d’Eric Zemmour. "Nous vendons son livre automatiquement, sans vraiment voir les clients, même si ce sont davantage des habitués. Mais ils furètent dans le magasin, se débrouillent seuls et ajoutent cet ouvrage, soit par curiosité, soit par conviction, à un panier déjà bien rempli", observe Evelyne Levallois, de L’Autre monde à Avallon. Mais même face à ces clients a priori plus captifs, les libraires peinent à rebondir. Les thèses développées par le polémiste marqué très à droite provoquent notamment un certain malaise dans leurs rangs. "Nous sommes ici face à l’achat politique d’un livre qui véhicule des idées très discutables voire limites", pointe Thierry Poitou, qui dirige les librairies Clareton-Les Sources à Béziers. "Certes, nous faisons du business dessus, mais à quel prix ?" ajoute le libraire qui a écoulé, lors de la conférence d’Eric Zemmour à Béziers le 16 octobre, 300 exemplaires en une demi-heure. "Que peut-on conseiller d’autre dans ce cas ? s’interroge Nathalie Claudel. D’autant que, personnellement, je ne me sens pas assez pointue dans ce domaine pour orienter les clients vers d’autres textes peut-être plus pertinents"
Des ventes couperet
Ecartant le conseil direct, les libraires préfèrent manœuvrer par le biais de la mise en scène. Si le merchandising commande de placer ce genre d’ouvrages en entrée de magasin ou près des caisses, certains professionnels comme Valérie Lerouge, directrice de Corneille, l’installent au cœur du magasin. "Même s’ils finissent par nous le demander, ils auront au moins tenté de le chercher dans les allées et perçu, même inconsciemment, l’ensemble de notre offre, nos sélections et nos coups de cœur", note Valérie Lerouge. La confection de tables thématiques reste aussi un moyen habile de susciter des ventes complémentaires même si les résultats se révèlent souvent modestes (voir encadré p. 17).
Plutôt que de tenter de faire du chiffre additionnel, les librairies cherchent donc, pour ce genre de succès éditoriaux, à ne pas rater les ventes tout court. "Ce sont des ventes couperets,qui peuvent altérer rapidement l’image de la librairie, assène Evelyne Levallois. Si nos habitués nous pardonnent la rupture, les clients ponctuels ne la comprennent pas et s’envolent immédiatement vers d’autres horizons." Dès lors, l’enjeu principal reste d’obtenir, en temps et en heure, le stock nécessaire pour répondre à une demande concentrée dans le temps. Outre les libraires, qui ne peuvent sous-estimer leurs mises en place, le défi mobilise l’ensemble de la chaîne du livre, de l’éditeur chargé de calibrer au mieux tirage initial et réimpressions jusqu’au distributeur, qui se doit d’assurer la rapidité des livraisons et un jeu égal entre les différents circuits de vente. C. Ch.
Des best-sellers de plus en plus pressés
Particularité commune à Merci pour ce moment de Valérie Trierweiler et au Suicide français d’Eric Zemmour : ils ont atteint les plus hauts scores de vente - 347 000 après six semaines pour le premier, 40 000 en quinze jours pour le second selon Ipsos - en un temps record. Directrice du panel Livre d’Ipsos, Carole Romano rapproche ce phénomène du modèle des Mémoires de Jacques Chirac, qui se sont retrouvés, lors de leur parution en 2009, en tête des ventes d’essais pendant huit semaines consécutives, avec des ventes hebdomadaires de 20 000 à 40 000 exemplaires, pour un total de 260 000. Mais les records restent détenus par Indignez-vous ! de Stéphane Hessel (2,2 millions de ventes en 2010) et Métronome de Lorànt Deutsch (800 000 en 2009, et plus de 360 000 pour Le métronome illustré en 2010).
Timides. D’autres best-sellers ont des débuts timides, "portés avant tout par les libraires, avant de devenir des succès planétaires et d’être médiatisés", note cependant Carole Romano. Le meilleur médicament, c’est vous ! de Frédéric Saldmann s’était vendu à 26 000 exemplaires quinze jours après sa sortie, puis à 35 000, avant d’atteindre les 330 000 à la fin de 2013. Le Da Vinci code de Dan Brown a progressé pendant l’été 2004, avant d’exploser en fin d’année, puis de devenir un long-seller, encore numéro deux en 2005 (589 000 ventes au total). La vérité sur l’affaire Harry Quebert de Joël Dicker a démarré à 2 000 exemplaires, puis est monté à 15 000 la 7e semaine et à 33 000 la 8e, pour atteindre 571 000 ventes au total. C. C.
"On est dans la culture du tittytainment"
Pour le psychanalyste Roland Gori, auteur aux Liens qui libèrent de La fabrique des imposteurs, les succès des livres de Valérie Trierweiler et d’Eric Zemmour disent beaucoup sur notre société et son évolution.
Roland Gori - J’ai lu des extraits de ces livres et n’ai pas eu l’envie de les acheter. Je réagis donc sur leur réception plus que sur leur contenu. Le succès médiatique de ces deux titres me paraît symptomatique de notre culture. Ce sont des ouvrages qui répondent à un "marché", celui du voyeurisme dans un cas, celui de l’opinion réactionnaire dans l’autre. C’est davantage du spectacle que de la lecture, des images que des idées. Ils me semblent le symptôme d’une société où le spectacle et la marchandise occupent tout l’espace de la vie sociale, transforment la culture en industrie culturelle et le débat démocratique en spectacles d’opinion.
Ce sont des ouvrages qui sollicitent l’émotion, l’humeur, plus que les idées ou la réflexion. Produits du "marché", ils sont écrits par des auteurs dont la reconnaissance est celle des médias, et qui assurent d’ailleurs la promotion de leurs livres par les médias. Non par des conférences, des forums citoyens ou des débats d’idées, mais via le choc des photos et la couverture médiatique. Surtout pour Eric Zemmour, qui déteste les intellectuels, les "élites", les universitaires et autres "travailleurs de la preuve" ! C’est une logique d’audimat à tous les étages. Ils invitent les lecteurs à regarder par le trou de la serrure, cela relève de l’écriture du fait divers. Ce sont des "intellectuels médiatiques", comme disait Bourdieu, qui ne détiennent leur reconnaissance que de l’applaudimètre, des émotions collectives.
On est vraiment dans la culture du tittytainment, en référence au concept proposé par le démocrate américain Brzezinski, dont le mot est la contraction de tits (seins en argot américain) et entertainment (divertissement). Il faut divertir la population avec ces produits écrits de façon simple, alerte et efficace par des journalistes qui savent manier la plume, des biens de grande consommation périssables. Il s’agit de perfuser l’opinion publique pour la distraire de la crise économique, sociale et culturelle.
Oui et non. Ils sont semblables, comme je vous le disais, en tant que symptômes de la société marchande et de spectacle. Mais la source de ces livres n’est pas la même. L’un est un récit singulier de vengeance, réactionnel à une humiliation personnelle et publique, écrit sans doute pour se reconstruire. L’autre est un récit collectif de politique révolutionnaire restauratrice, visant à promouvoir des idées qui existent dans l’opinion et font le succès de l’extrême droite : des "opinions d’estomac", comme disait Alain, qui jouent sur la peur, le découragement et le ressentiment. Les bonnes ventes de ce livre donnent une météo de l’opinion. Quand il y a une crise du sens, quand le monde n’apparaît plus que de manière chaotique, les gens cherchent une grille de lecture simpliste. Ils tentent même sur un mode victimaire ou persécutif de fabriquer du sens.
Propos recueillis par A.-L. W.