Les offres d’abonnement dont le prix n’est pas fixé par l’éditeur ou dont le prix fixé par l’éditeur n’est pas porté à la connaissance de l’ensemble des détaillants ainsi que des usagers, contreviennent aux dispositions législatives" : dans son avis rendu le 9 février à la ministre de la Culture et rendu public cette semaine (1), Laurence Engel répond clairement à la question que Fleur Pellerin lui posait le 24 décembre dernier. Ces offres "devront, le cas échéant, être mises en conformité avec la loi", ajoute la médiatrice, qui ne ferme pas la porte à ces services d’abonnement de lecture numérique illimitée. Elle suggère plusieurs solutions mais élimine toute idée de modification législative.
Pour son tout premier travail, la médiatrice devait naviguer entre plusieurs écueils. Elle a commencé par rappeler un principe, celui du socle de la réglementation : l’éditeur fixe le prix public du livre. Elle explique aussi la nécessité d’une décision rapide : "Toute forme d’incertitude juridique […] conduit de fait à éliminer les jeunes entreprises qui peineront à lever des fonds et à obtenir l’accord d’éditeurs, tandis que les acteurs établis et disposant de moyens leur permettant de supporter seuls les risques induits par l’absence de clarification juridique, verront leur position confortée." Youboox, premier acteur français à se lancer sur ce marché en 2012, doit précisément procéder à une augmentation de capital cette année : personne n’y souscrirait en cas de flou réglementaire.
En fait, jusqu’au 12 décembre, date du lancement de Kindle Unlimited en France, cette incertitude n’a pas empêché Youboox, puis Youscribe et Izneo de se lancer, et ces trois premiers intervenants français ont trouvé des éditeurs pour accepter leurs contrats. Comme toujours, c’est l’irruption de l’éléphant américain dans le magasin de porcelaine qui a électrisé la scène. Vincent Monadé, président du Centre national du livre, a dit tout le mal qu’il pensait de ces systèmes d’abonnement. La Société des gens de lettres s’y est déclarée "résolument hostile". Arnaud Nourry, P-DG d’Hachette Livre, a affirmé que c’était un non-sens dans le livre. La ministre de la Culture a donc saisi la médiatrice afin de "clarifier le statut de ces offres".
L’origine de ces inquiétudes est identique depuis qu’Amazon a entrepris de conquérir la chaîne du livre avec l’outil numérique : c’est la crainte d’un effet de substitution, d’une perte et d’un transfert de valeur au profit d’un acteur devenu aussi indispensable que dangereux, car prêt à s’emparer du métier de ses fournisseurs.
Plus tardivement, le Syndicat national de l’édition a expliqué à ses membres, après analyse juridique, que ces offres "ne sont pas légales". Le SNE se trouve en effet dans une situation délicate : si quelques adhérents ont accepté de tester les propositions d’Izneo, Youboox et Youscribe, presque tous ont refusé de signer avec Amazon, sauf Média-Participations, le groupe de l’actuel président, et Eyrolles, celui d’un de ses prédécesseurs. Limitée à une partie de leur catalogue dans les deux cas, leur présence révèle l’intérêt indéniable de cette nouvelle diffusion. D’une part, "les éditeurs s’autorégulent et décident de ne verser au catalogue des offres d’abonnement que ce qui est en fin de parcours commercial classique", constate la médiatrice. D’autre part, ils découvrent "une possibilité, inédite pour eux, de connaître les pratiques de leurs lecteurs par la collecte de données d’usage". Elle entend aussi l’argumentation des nouveaux acteurs de ce marché : "L’abonnement peut être un adjuvant à la pratique de lecture, un levier pour le développement de nouveaux marchés et un moyen de lutter contre le développement du piratage."
C’est exactement ce que soutient Juan Pirlot de Corbion, P-DG de Youscribe, qui préparait une communication dans la foulée de celle de l’avis : "On peut se dire que les gens regarderont un peu moins de vidéos, consacreront un peu de moins de temps aux jeux sur leur tablette ou leur téléphone et liront un peu plus, au lieu de craindre que l’abonnement ne puise ses adhérents que chez les grands lecteurs", soutient-il.
Le rappel à la loi de la médiatrice s’efforce donc de démontrer que la réglementation française ne relève pas d’une crispation corporatiste et n’empêche en rien l’innovation. Il balaie au passage un contre-pied tenté par Youboox, après consultation d’Emmanuel Pierrat, avocat spécialiste du droit d’auteur (et blogueur sur Livreshebdo.fr) : l’abonnement entre bien dans le champ de la loi du 20 mai 2011 sur le prix du livre numérique, et les législateurs ont pris soin de l’inclure dans le dispositif, pour l’encadrer. "C’est une location, un accès, ce n’est pas une vente, c’est une situation différente de ce que prévoit la loi", défendait Hélène Mérillon, avant la publication de l’avis, en ajoutant que la clarification serait bienvenue pour tout le monde.
Comme les clubs et le poche
Elle supposera quand même un peu d’adaptation dans les entreprises, qui devront jeter les contrats signés jusqu’à maintenant. Aucun n’entre en effet dans les suggestions de l’avis, la plus réaliste étant le passage par un système de cession de droits "afin de proposer l’équivalent d’une édition de seconde gamme, commercialisable par exemple sous forme d’abonnement ou de location à l’unité. […] Un tel mécanisme se rapprocherait à la fois de celui des éditions de poche et du modèle des clubs de livres dans le livre imprimé", explique la médiatrice. Ces librairies numériques sur abonnement deviendraient alors des sociétés rééditrices, comme le sont France Loisirs ou Le Livre de poche, libres d’appliquer les tarifs qu’elles souhaitent sur leur offre, qui est bien un des termes figurant dans la loi de 2011.
Vue du ministère, la solution offre l’avantage de ne pas retricoter un article ad hoc à la loi. "Le médiateur ne préconise donc pas de modifier la législation. Il revient aux acteurs de la filière de développer, de manière dynamique, des offres légales", tranche l’avis. Tout le monde garde aussi un mauvais souvenir de la proposition de loi sur les frais de port, contournée sur-le-champ par Amazon, alors que les libraires n’ont pu tirer un profit équivalent en termes de communication du rabais de 5 % qui leur est maintenant réservé.
Une fois Amazon ramené dans le bon cadre réglementaire, il reste à voir comment cet avis sera utilisé par les éditeurs : s’il les libérait de la prudence qu’ils observaient jusqu’à maintenant face à Kindle Unlimited, ce serait paradoxal. Comme aux Etats-Unis, où les grands groupes se contentent de tester ses principaux concurrents Oyster et Scribd, il s’est en effet installé en France un cordon sanitaire qui rend le catalogue d’Amazon assez pauvre, limité pour l’essentiel à de l’autoédition, à des titres du domaine public ou à des éditeurs numériques pure players. Mais, de l’avis de ceux qui ont goûté aux contrats unlimited, ce nouveau service de diffusion est efficace : dès le premier mois, ils ont perçu un appréciable volume de recettes, sans constater d’effet de substitution sur les ventes en téléchargement pour le moment.
(1) L’avis de 26 pages de la médiatrice du livre sur La conformité des offres d’abonnement avec accès illimité à la loi du 26 mai 2011 relative au prix du livre numérique est disponible ici dans son intégralité.
Les systèmes d’abonnement en France et à l’étranger
Le rapport de la médiatrice répertorie 23 services de lecture numérique par abonnement en Europe et aux Etats-Unis. Avec les services spécialisés notamment en jeunesse ou en comics qui émergent sur le marché nord-américain, on attend facilement la trentaine d’offres. La France est un des pays les mieux pourvus, avec trois offres généralistes (Kindle Unlimited, Youboox, Youscribe) et deux spécialisées (Izneo, en BD, Smart Libris pour les familles). Les Pays-Bas le sont aussi avec quatre intervenants : 24symbols (filiale du service espagnol), Boekenwolk (jeunesse), Elly’s Choice et Yindo (livre audio).
Certaines de ces entreprises sont des start-up, créées pour conquérir ce marché. Ainsi l’espagnol 24symbols (2011) a une ambition internationale affirmée, annonçant un catalogue de 200 000 titres en 10 langues, mais limité au domaine public pour certaines d’entre elles. En France, Youboox (2012) est aussi une société créée pour ce marché. Nubico (Espagne, 2013) est financé en partie par Planeta. Aux Pays-Bas, Elly’s Choice émane aussi du premier groupe d’édition national, VBK.
Bookmate, autre start-up du secteur, s’est lancé un vrai défi : s’implanter sur le marché russophone, comme une alternative à la contrefaçon. Elle propose au lecteur un site élégant, sans les publicités agressives ou pornographiques qui caractérisent les plateformes de piratage, et transmet aux éditeurs toutes les données de lecture. Une des mieux dotées en capital est l’américaine Oyster, avec 17 millions de dollars (15 millions d’euros).
Scribd l’a récemment surpassée, avec une augmentation de capital de 22 millions de dollars (19,3 millions d’euros). Ce site américain proposait à l’origine, en 2007, du partage et de la publication de documents, comme une sorte de Youtube de l’écrit, avec les mêmes dérives : nombre d’internautes y déposent des textes sous droits. Depuis le lancement de l’abonnement en 2013, il tente de se défaire de sa mauvaise réputation, et promet aux éditeurs de chasser les contrefaçons. En France, Youscribe (2010) a démarré sur le même modèle, en se montrant plus rigoureux sur les contenus, puis a ouvert son système d’abonnement au printemps 2014.
Oyster et Scribd revendiquent plus d’un million de titres chacun en ebooks et en livres audio, plateformes d’autoédition comprises. La plupart des grands groupes américains ont signé avec eux, alors qu’ils se gardent bien de le faire avec Amazon, qui affiche un catalogue de 700 000 titres, dont beaucoup d’autoédités sur KDP.
Certains de ces services reprennent en fait le modèle du club du livre (Elly’s Choice, Nubico). Au-delà de la sélection mensuelle, les autres titres sont accessibles avec un supplément.
Deux modèles de revenus
Pour les éditeurs, deux modèles de revenus sont à distinguer : le reversement de 50 % à 60 % (Youboox ou Youscribe, entre autres sites) des recettes d’abonnement ou de la publicité, au prorata des pages consultées. C’est le plus incertain et le plus faible au démarrage. Amazon, Oyster et Scribd, notamment, règlent une fraction du prix du livre numérique fixé par l’éditeur lorsque le lecteur en a lu plus de 10 %, 20 % ou 30 % : tous les termes sont négociables en fonction du rapport de force. C’est plus intéressant pour l’éditeur et plus risqué pour le site. La rentabilité de ces deux modèles repose sur un paradoxe : il leur faut beaucoup d’abonnés, mais des petits lecteurs.
Fleur Pellerin : "L’efficacité de la régulation est reconnue"
La ministre de la Culture affirme la pertinence de l’équilibre réglementaire, qui assure la diversité de la création sans entraver l’innovation.
Fleur Pellerin - L’enjeu, c’est d’encourager des offres innovantes dans le respect de deux principes fondamentaux qui sont au cœur de la vitalité du secteur du livre : la promotion de la diversité et la juste rémunération de la création. L’efficacité de la régulation du prix du livre issue de la loi Lang de 1981, étendue en 2011 au livre numérique, est reconnue de tous. C’est aux équilibres qu’elle a permis de fixer qu’on doit le dynamisme de la filière du livre en France. Cette régulation doit être confirmée, et l’innovation dans ce cadre encouragée.
La médiatrice conclut que de nombreux types d’abonnements possibles sont compatibles avec le cadre en vigueur, mais que certains ne le sont pas, notamment les abonnements illimités dont le prix n’est pas fixé par l’éditeur, tels qu’en proposent certains acteurs du marché. Une seconde phase du travail de la médiatrice commence donc : un accompagnement des entreprises concernées pour se mettre en conformité avec la loi. De nombreuses possibilités existent, et je fais confiance à la capacité d’innovation de ces entreprises. Certains y réfléchissent déjà.
Les Français lisent en moyenne un peu plus de 10 livres par an. L’offre illimitée n’est pas la condition ni le moyen privilégié du développement du livre numérique. Les obstacles sont ailleurs : l’interopérabilité ou le prix des livres numériques sont les enjeux prioritaires. La richesse des offres également : le livre numérique constitue un formidable potentiel d’innovation et de valorisation des œuvres, dans le respect du cadre juridique existant.
Les discussions suscitées par l’entrée sur ce marché d’un acteur de cette envergure ont montré un besoin de clarification du cadre applicable. C’est d’abord l’intérêt des entreprises qui sont présentes sur ce créneau ou souhaiteraient se lancer, qui ont besoin de prévisibilité et peuvent ajuster en cas de besoin leur modèle. En laissant se poursuivre un débat sur la licéité ou non de ces modèles, le risque était de voir se détourner les investisseurs de ces start-up et de ne laisser sur le marché que le géant qui venait d’y entrer.
Bien sûr, pourquoi pas ? L’esprit de notre régulation est de faire en sorte que le lecteur ait accès à des propositions très riches, à travers des offres unitaires ou groupées, pérennes ou limitées dans le temps. Ce serait une erreur d’imaginer que le monde du livre papier et le monde du livre numérique puissent évoluer indépendamment. Les deux univers peuvent se répondre, se compléter, s’enrichir au profit du lecteur, sans que l’un disparaisse au profit de l’autre : nous avons la chance, en France, de conserver un attachement particulier au livre imprimé, objet symbolique entre tous.