Comme un ami lui dit à la fin du Harnais, au fond tu es un moraliste, Monsieur Songe éclate de rire et demande comment on pourrait écrire autre chose, du moins en français. Qu’est-ce que c’est qu’être moraliste en littérature ? Est-ce que ça intéresse vaguement qui que ce soit ? Probablement pas, à en juger par la majorité écrasante de moralistes francophones qui s’ignorent - ou non. C’est bien là un souci, c’est leur activité favorite. Ainsi, avec ironie, avec un rire léger, avec son quotidien, son absurdité et ses tours de passe-passe logique, Robert Pinget revient en poche, un petit morceau de Nouveau Roman, délicieux, facile et simple comme tout, et désamorce encore trente ans plus tard les rouages et ressorts du langage, comme ça l’air de rien. Ou si, l’air de quelque chose -  fonceur, Beckett l’a amené chez Minuit - cette photo de lui sur la couverture, de profil, volontariste, avançant dans son jardin le râteau levé, la mine froncée, comme s’il allait cultiver ses tomates avec un arrosoir voltairien. Monsieur Songe, ce retraité vivant seul avec sa bonne et recevant la rare visite de sa nièce qui n’existe peut-être même pas. Monsieur Songe a plein d’activités : le jardin on l’a déjà dit, ses exercices d’écriture quotidiens, se disputer avec sa bonne, s’endormir dans son fauteuil en ne se rappelant plus ce qu’il a dit cinq minutes auparavant, guetter la promenade de l’aveugle en bigoudis. Journal, troisième personne, carnets, roman, on ne sait pas. Va pour journal. Mais il se pose beaucoup de questions, il a une vie intérieure intense. Découvre avec stupeur et désarroi qu’il n’est jamais là où il se trouve. Fait des bourdes comme un récidiviste. Du coup on éclate de rire dans le métro. Je me répète. Ce qui m’amène à parler de Roberto Bolaño. Pourquoi ? Parce que c’est écrit ainsi, sans cause logique. Ou avec une cause illogique. C’est comme ça, ces deux textes se retrouvent côte à côte, comme si le petit Anvers se collait à Monsieur Songe. Ce n’est pourtant pas son grand-père - quoique - d’ailleurs ce n’est pas une personne, et on est encore moins sûr que cette succession de courts chapitres aux titres troublants (“Je suis mon propre maléfice”), ou de poèmes, de scènes, que cette prose puisse être définie par un genre, ou pire, un nom. C’est donc tant mieux, on peut le relire et le relire sans en épuiser le sens. Il y a bien quelques motifs, un détective, des meurtres, une plage, une femme rousse, un train... Rien de bien narratif (les histoires m’ennuient, non c’est faux, Nicole Krauss les écrit en de magnifiques échos dans La Grande maison, des reflets dans les larmes), mais pour une raison que j’ignore, à moins que ce soit là précisément le sel du mystère, on ne peut pas le lâcher. Bref, on peut méditer sur au minimum une phrase par page. C’est beaucoup. “ Quelqu’un a créé un silence spécial pour nous ”... --- Monsieur Songe , suivi de Le Harnais - Charrue , Robert Pinget, Editions de Minuit Anvers , Roberto Bolaño, Editions Christian Bourgois La Grande maison , Nicole Krauss, Editions de L’Olivier
15.10 2013

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