Entretien

Alain Damasio : "Je suis aussi addict que les autres"

Alain Damasio - Photo Olivier Dion

Alain Damasio : "Je suis aussi addict que les autres"

"Si jamais on t’enlève le smartphone tu te retrouves dans un état de nudité, d’incapacité et d'absence d’autonomie colossale." Dans sa dernière parution, Scarlett et Novak (Rageot), Alain Damasio met en garde le jeune public sur la dépendance des objets connectés. L'auteur, qui assume être lui aussi dépendant aux écrans, partage réflexions et questionnements.

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Par Dahlia Girgis,
Nicolas Turcev,
Créé le 02.04.2021 à 21h27

Dans sa dernière nouvelle, Scarlett et Novak (Rageot), Alain Damasio met en garde la jeunesse face aux dangers de la technologie. L'auteur, qui assume ses contradictions, partage avec Livres Hebdo ses réflexions et ses questionnements sur nos sociétés technodépendantes.

Pourquoi faire un livre jeunesse maintenant ? 
Au départ, je n’étais pas du tout dans l’idée de faire une nouvelle jeunesse. C’est un vieux texte qui date de 2014. J’avais écrit pour 01.net sur l’apparition de l’Iphone 6. Au départ, ce texte technocritique est destiné aux adultes. L’écrivain Fabien Clavel l’a retrouvé et l’a proposé à Rageot. Le texte a été un peu retravaillé. J’ai par exemple simplifié certains mots peut-être trop techniques. 

Quand on sait que Les Furtifs vous a pris une dizaine d’années, quel a été votre processus d’écriture ? 
Ce qui m’a inspiré pour écrire, c’est la fascination qu’il y avait à l’époque pour l’Iphone. Il y avait une publicité avec pour slogan : "You are more powerful than you think". "Powerful" c’est à la fois le pouvoir et la puissance en anglais. Il n’y a pas cette distinction française : la puissance, c’est ce que tu peux générer toi même, et le pouvoir, c’est ce que tu peux déléguer. Dans la publicité, tu voyais un père qui récupérait un doudou sous le lit de sa fille grâce à la torche du téléphone… L'imaginaire de l’empowerment que générait la machine était ultra fort. J’ai voulu montrer l’inverse : tu crois que tu es puissant, mais tu es mis dans un système de dépendance. A tel point que, si jamais on t’enlève le smartphone, tu te retrouves dans un état de nudité, d’incapacité et d'absence d’autonomie colossale. 
 
La source média référencée est manquante et doit être réintégrée.

Votre nouvelle ressemble à une fable avec d'une part le récit et de l’autre, une sorte de morale, est-ce un genre littéraire auquel vous avez pensé au moment de l’écriture ? 
Tu construis la perte. La nouvelle, c’est construit progressivement autour d'une narrative de la chute. Cela fonctionne un peu comme une fable, c'est vrai. Entre la morale d’une fable et le moralisme, il y a très peu d’écart. Il y a cette dimension d’exemplification puis une petite morale. C’est pour cela que je n’ai pas voulu rallonger le texte, même si le poème à la fin a été rajouté après. C’est un slam assez frontal que je joue avec Yan Péchin.

Pensez-vous que c’est le moyen opportun pour toucher une jeunesse ultra connectée ? 
Pour eux, il n’y a pas de distanciation possible. Un texte qui les arrache à cela et leur montre l’auto aliénation dans laquelle ils se construisent, je trouve cela intéressant. L’idéal serait que ce texte soit vu en classe comme un support de réflexion sur le numérique. Les jeunes le vivent comme un vecteur d’individualisation, mais derrière, qu’est-ce que cela signifie en terme de perte de puissance individuelle ? Il existe beaucoup de littérature jeunesse de distraction. Plus rare, je voulais proposer un texte politisé, sans pitié et un peu plus "vénère".

C’est un roman jeunesse, mais à quelle tranche d’âge vous adressez-vous en particulier, ou du moins à qui souhaitez vous diffuser votre message ? 
Je ne réfléchis pas en tranche d’âge, ni sur mon propre public. Si je devais dire une tranche d’âge, je dirais 13-19 ans. Mais c’est un texte qui fait autant réfléchir les adultes. Nous allons dire à partir de 10 ans, comme dans les jeux. Être écrivain, c’est sortir quelque chose du fond de ses tripes, sans se poser la question de la réception.
 
Comment analysez-vous le succès du processus d’hybridation de la littérature blanche avec des éléments de SF, comme le montre la victoire de L’Anomalie au Goncourt ? 
En vérité, ils font de la science-fiction mais personne ne veut le dire. C'est un peu énervant pour tous les gens qui souffrent que ce genre ne soit pas reconnu. En littérature, on a toujours cette espèce de coquetterie de dire que c'est un genre minoré. Je trouve ça absolument normal que la SF redevienne un genre majeur. Parce qu'on est une société anthropo-technique et que la SF interroge ce que la technologie fait à l'homme. C'est une discipline anthropologique. 

Vous avertissez sur les dangers du "techno-cocon", mais en cette période de pandémie, il semble que le numérique soit le dernier lien pour échanger avec ses proches…
Nous nous mentons encore avec ça. Sans les réseaux, les gens auraient développé des liens très forts avec le voisinage. C’est comme lorsqu’on dit que Facebook a permis les révolutions arabes, or ces réseaux sont utilisés pour poursuivre les militants. Pour les visio, cela peut couper des solitudes extrêmes, mais ça ne remplacera jamais de voir quelqu'un en vrai. La vie, ce n’est pas ça. Je suis très dubitatif là-dessus.
 
La source média référencée est manquante et doit être réintégrée.

Une utilisation raisonnée des objets connectés n’est-elle pas envisageable ?
C’est tout l’enjeu et la difficulté. Comment utiliser la technologie de façon sobre et optimale ? J'écris sur des choses qui me traversent. Je suis aussi addict que les autres. Tous les soirs, je scrolle sur les sites d’informations. J’ai une sorte de fatigue cognitive qui s'allie avec la navigation sur les sites. C'est un art difficile à trouver parce qu'on n'a pas éduqué les gens à la technologie. Et on galère tous, on patine tous, pour trouver cette réponse. Mais je cherche à atteindre cet horizon.

La Covid a fait surgir l'imaginaire de la science-fiction post-apocalyptique dans le réel, mais contrairement à la littérature, le désastre n'a pas participé à l'invention de nouveaux mondes ou modes de vie...
Dans cette littérature, nous imaginons toujours une rupture très forte, que cela va exploser, se détruire et produire des renaissances. Là, nous constatons un phénomène d'implosions en chaînes : des suicides, des dépressions, des grandes tristesses, de l'anxiété, de l'angoisse... Il y a eu quelques mobilisations comme le carnaval à Marseille [rassemblement festif non autorisé], certaines raves, mais c'est exceptionnel. Et dès que ça a lieu, on a toute la horde des moralistes... Mais respectez juste la vie ! Les gens ont vécu quelque chose, c'est intense, beau, fort, ça redonne de l'énergie.

Vous sentez-vous concernés par les difficultés rencontrés par des auteurs ? 
Je ne me sens pas touché en raison du corporatisme que cela représente. D'abord, il y a tellement d’autres secteurs dans la merde et qu’il faut mieux aider. En second, je pense que nous produisons trop. Certains écrivent sans avoir la nécessité vitale de le faire. A un moment donné, même si on est très brillant, on ne se renouvelle pas assez. Je n’ai pas envie de défendre tout ça, ce n’est pas prioritaire. Pouvoir créer est un privilège.

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