« Regarde, tous tes amis sont là ! » C'est le cri d'adieu, grandiose et pathétique, que lance Eugénie Krantz, sa dernière compagne, au poète Paul Verlaine, tout juste inhumé au cimetière des Batignolles, dans le caveau familial. Il allait avoir 52 ans. Il y rejoignait, le 10 janvier 1896, ses parents : son père Nicolas, admiré mais peu connu, mort en 1865, et sa mère Stéphanie, décédée en 1886, la vraie femme de sa vie, pour qui Paul était un dieu, un héros. Un amour aveugle qui a fait endurer stoïquement à la malheureuse toutes les avanies de son fils : alcool, violences, déchéance, misère, prison...
Eugénie était une ex-danseuse, une ancienne cocotte illettrée, âpre au gain, et follement jalouse de Philomène Boudin, autrefois Esther, une autre épave de prostituée, une autre maîtresse de Verlaine, laquelle avait le tort d'habiter tout près du couple infernal, rue Descartes, dans ce Quartier latin que le poète avait réellement hanté, où il avait connu le bonheur, quelques honneurs (Prince des Poètes, en 1894) et bien des souffrances. D'ailleurs, avant de parvenir au cimetière des Batignolles, le cortège funèbre, suivi par les amis mais aussi une immense foule d'anonymes recueillis, surtout des étudiants, était passé par tous les hauts lieux verlainiens : rue Soufflot, rue Saint-Jacques (celle de l'Académie de l'absinthe), boulevard Saint-Michel, rue de Médicis, rue de Tournon, rue de Seine jusqu'à l'Académie française, laquelle avait refusé Verlaine en 1894, en même temps que Zola.
Zola était à « ton » enterrement (puisque, dans tout son livre, Alain Dulot s'adresse à Verlaine en le tutoyant), tout comme Mallarmé (qui prononça sur la tombe un galimatias incompréhensible), Maurras, Barrès ou le comte de Montesquiou (l'ami de Proust), deux de tes mécènes réguliers, ou encore Pierre Louÿs. En compagnie de Gide (absent pour cause de voyage de noces en Italie), ce dernier était venu te visiter à l'hôpital Broussais, que tu appelais ton « Palais d'hiver », où tu avais effectué de longs séjours, soigné par le bon docteur Chauffard. À l'enterrement, il y avait aussi cette teigne de Jules Renard, qui, dans son Journal, maltraite souvent « l'effroyable Verlaine ».
La postérité a choisi. Et Alain Dulot célèbre à sa façon, minutieuse, érudite, familière, l'un de nos plus grands poètes, même si, à la fin, il a « prostitué [sa] plume », dit-il. Pour ne pas mourir de soif.
Alain Dulot
Tous tes amis sont là
La Table Ronde
Tirage: 3 000 ex.
Prix: 16 € ; 176 p.
ISBN: 9791037109989