15 janvier > Roman Suisse

En cet hiver 2008, Alice a 23 ans. Etudiante en civilisations mésopotamiennes, elle a suivi à Damas le professeur Adam Campagnon, épigraphiste. Elle travaille tous les jours dans le sous-sol du musée national. Selon une routine parfaitement stable, elle se consacre à l’inventaire et au déchiffrage de tablettes trouvées sur le site archéologique de Mari, une ancienne cité à près de 600 kilomètres au nord de la capitale syrienne. Des textes administratifs surtout, témoignages de transactions commerciales, écrits en langue sumérienne dont les caractères cunéiformes, "la plus vieille écriture du monde", sont gravés à la pointe de roseau taillé dans des rectangles d’argile recouverts d’une poussière vieille de 4 000 ans.

A travers ce séjour dans une Syrie d’avant-guerre et les souvenirs instables de la studieuse Alice, Aude Seigne revient sur un épisode charnière qui figure dans l’un des courts chapitres de Chroniques de l’Occident nomade (disponible en "Zoé poche"), le prenant récit autobiographique qui a valu à l’écrivaine suisse le prix Nicolas-Bouvier en 2011. "Je vis tant de choses que je ne les vis pas réellement", y écrivait-elle. "Damas m’a changée", peut-on lire ici en écho. Pourtant, Les neiges de Damas ne raconte pas Damas. Du moins pas directement. L’histoire, écrite alternativement à la troisième et à la première personne, enjambe les millénaires. Prélève des fragments de temps : 1770 avant J.-C. avec Oubaram, l’oiseleur de Mari ; le début des années 1980 avec le professeur sur son premier terrain de recherches à Bagdad. Aude Seigne l’a dit : elle n’est pas au sens strict une écrivaine voyageuse. Plutôt qu’à la géopolitique, elle s’intéresse à l’archéologie intime du monde. L’obsession d’Alice/Aude à trouver une cohérence aux choses pour les saisir conduit cette voyageuse passante, observatrice fantôme, à se taire, à étouffer sa voix intérieure et nourrit un malaise inexplicable. Elle confronte le réel à son rêve enfantin d’Orient. Dresse des "listes de raisons" pour comprendre, des "listes de solutions" pour agir. La trivialité de l’expérience quotidienne entre en conflit avec son idéalisme et elle va "droit dans le vide".

Ce qu’on aime dans ce qu’Aude Seigne cherche à formuler, c’est son travail sur le doute, sur le principe d’incertitude, cette conscience douce et douloureuse de la gravité et du dérisoire qui jalonne son écriture. Sa position si contemporaine d’équilibriste : "libre et perdue". "Désormais adulte, elle se rend compte qu’elle est le pur produit de son époque, parfaitement et tristement indépendante." Que lui reste-t-il de Damas ? "J’ai oublié, mais j’ai gardé le bonheur d’avoir fait des choses difficiles pour rien." Et d’avoir vu la neige dans les rues damascènes, cet hiver-là. Cette neige qu’Alice aime "pour ce tissu d’étrangeté qu’elle abat sur la ville".

Véronique Rossignol

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