Existe-t-il, en matière de formation des libraires, un modèle allemand ? La formation duale, devenue l’une des pierres angulaires du contrat social outre-Rhin, fait-elle le bonheur des professionnels ? Pour Monika Kolb-Klausch, directrice de la formation au Börsenverein (la fédération allemande du livre) et responsable de Mediacampus Frankfurt, l’école professionnelle de formation des libraires mise en place par ce dernier, cela ne fait pas de doute : ce métier constitue "l’un des profils professionnels les plus excitants qui soient aujourd’hui, parce qu’il recouvre de nombreuses facettes". "Un libraire doit disposer de compétences multiples, souligne-t-elle. Non seulement de vraies aptitudes commerciales et d’un talent de vendeur, mais aussi des dispositions en termes de management de projets sur différents supports médias."
Pour la branche, le grand dépoussiérage des formations remonte à 2011, date à laquelle la conférence des ministères de la Culture des 16 Länder a validé - en partenariat avec l’ensemble des acteurs du secteur - un nouveau plan pédagogique établissant les critères d’apprentissage à remplir. "Il y a trois ans, nous avons rénové la formation professionnelle, tant en termes de contenus que d’exigences, souligne Monika Kolb-Klausch. Le métier s’est modernisé : management de projet, marketing, travail de relations publiques… Tous ces éléments sont devenus des prérequis dans les programmes."
En alternance
Ce plan donne le "la" au niveau fédéral, aux établissements de le mettre en musique. Comme le rappelle Monika Kolb-Klausch, "dans le système allemand, il existe un programme-cadre mais chaque Land, et chaque école, s’y adapte. Les règles du plan pédagogique peuvent donc dans une certaine mesure être interprétées différemment selon les établissements." Les élèves en formation choisissent parmi trois options : assortiment (la filière classique), édition ou livres rares et anciens. Ils suivent un enseignement en alternance de trois ans et valident leur formation au cours d’un examen - écrit et oral - passé devant un comité qualifié au sein de la chambre de commerce du Land.
Il ne faut pas pour autant perdre de vue que la situation varie considérablement entre la place forte de Francfort et le reste de l’Allemagne. Et dans l’exécution des consignes, tous les établissements ne sont pas égaux. Anke Vogel, enseignante-chercheuse à l’Institut des sciences du livre, à Mayence, et spécialiste de l’histoire de la librairie allemande, le souligne : "Il y ad’un côté ce qui se passe à Mediacampus, qui demeure un lieu très proche de la branche,où les professionnels du secteur viennent faire des conférences, très ciblées sur les besoins du monde du livre. De l’autre côté, les établissements professionnels dépendant des chambres de commerce et d’industrie, où se côtoient toutes les professions commerciales, ne peuvent pas se tenir au même niveau d’exigence spécifique au métier de libraire que Mediacampus. La différence est nette."
Inégalités géographiques
D’un côté, donc, Mediacampus, par lequel transitent environ 80 % des professionnels en formation, et de l’autre des établissements de formation - le Börsenverein en recense seize - dont la connaissance intime du secteur va donc parfois un peu moins de soi, dans des Länder aux équilibres et à la vitalité économiques bien distincts. Il en résulte des disparités géographiques : en 2012, selon l’Institut fédéral de l’apprentissage (BIBB), c’est dans l’industrieuse Rhénanie-du-Nord-Westphalie, mais aussi dans l’opulent Sud de l’Allemagne, là où vrombissent les grosses cylindrées économiques du pays et d’abord dans le Bade-Wurtemberg et la Bavière, que se concentre le gros des effectifs des futurs libraires. A l’autre bout du pays, dans les anciennes terres communistes, moins peuplées et à la santé économique plus fragile, ils se font plus rares : à peine une vingtaine en Thuringe ou en Mecklembourg-Poméranie-Occidentale en 2012, par exemple…
Les lignes directrices restent néanmoins les mêmes : moins d’insistance sur la littérature, et priorité aux exigences du marché du livre. Le virage numérique n’a bien sûr pas non plus été oublié. Monika Kolb-Klausch souligne que "le numérique est présent à tous les niveaux de la formation". Un tournant "très important, résume Anke Vogel, parce que celui-ci a marqué une adaptation de la librairie traditionnelle, encore très centrée sur le "print", et sa réorientation vers le numérique" : "Il y a eu une refonte très importante des contenus en ce sens. Il est d’ailleurs significatif que la formation de Verlagsbuchhandler [libraire en maison d’édition, NDLR] a été rebaptisée afin de devenir responsable commercial médias pour les contenus numérique et imprimés." Pas anodin non plus, le changement de dénomination de l’Ecole des libraires allemands, pilotée par le Börsenverein, devenue en 2009 Mediacampus Frankfurt.
Le profil des libraires en formation a lui aussi tendance à suivre plusieurs évolutions parallèles. Même si la profession reste très féminisée, "le profil a évolué", signale Anke Vogel. "Avant, il s’agissait le plus souvent de jeunes venant d’avoir leur baccalauréat et qui entamaient directement des études pour devenir libraires. Aujourd’hui, les voies sont différenciées, du fait de la réduction de la durée d’études - la scolarité est passée à douze ans - et de la modularisation croissante des parcours. Ceux qui entament une formation ont souvent commencé, voire arrêté, des études universitaires, ou même obtenu auparavant un diplôme de type bachelor."
Pas sûr néanmoins que les adaptations données à la formation suffisent à combler les difficultés d’un secteur dont le personnel tend à se contracter. Monika Kolb-Klausch note que "les chiffres de la formation sont restés constants, quoique à un niveau moins élevé qu’auparavant : depuis trois ans, la branche a connu une certaine baisse en termes d’effectifs. On compte chaque année environ 440 nouveaux contrats d’apprentissage dans la branche."
Il y a moins d’étudiants
Professeur et doyen du département librairie et économie de l’édition à l’université de Leipzig, Randolf Dieckmann l’observe également : "Nos étudiants sont moins nombreux à arriver en disant "je veux devenir libraire". Ils se dirigent pour la plupart vers l’édition parce que le marché n’est plus si attractif. Celui-ci se contracte et les possibilités de trouver une place se réduisent. Et il n’y a ensuite que peu d’opportunités d’évolution professionnelle." Un constat que partage Wolfgang Wied, responsable des enseignements de librairie à l’école des métiers des médias de Munich : "Le nombre d’étudiants en formation a diminué continuellement. Il y a dix ans, nous avions environ 70 % d’élèves en plus."
Même son de cloche pour l’universitaire Anke Vogel : "Le nombre de jeunes en formation a baissé, parce que le paysage de la librairie a évolué. Beaucoup de chaînes ont réduit leurs surfaces de vente et, mécaniquement, le nombre de personnes en formation accueillies baisse également." Et d’insister sur les conséquences à long terme pour le secteur, renforcées par le vieillissement de la population : "La formation est un enjeu capital pour les librairies. Car il n’est pas si simple de trouver des jeunes en formation. Cela s’explique par le changement démographique en Allemagne : le nombre de jeunes se réduit, ceux-ci se partagent entre différents métiers, et il est déterminant pour la branche de pouvoir s’appuyer sur des jeunes formés et qualifiés."