Après plusieurs voyages en Europe, le poète écrit, de retour chez lui, plusieurs vers sur la capitale argentine. Il est alors âgé d’une vingtaine d’années. L’auteur dira de ce recueil édité au départ à quelques exemplaires qu’il "célébrait les couchers de soleil, les endroits déserts, les coins de rue peu connus ; il s’aventurait dans des métaphysiques berkeleyiennes et dans l’histoire de ma famille ; il évoquait de premières amours".
Buenos Aires et son cosmopolitisme chers à Borges
Né en 1899 à Buenos Aires, le poète passe son enfance dans le quartier de Palermo. Palermo ? Palermo Chico, Palermo Outlet, Palermo Hollywood, Palermo Viejo, Palermo Soho ou encore Palermo Botanico… Cette zone révèle plusieurs sous-quartiers qui attirent une foule de résidents et de touristes et qui entretiennent une confusion entre les architectures ancienne et moderne. Nostalgique, l’auteur regrettera toujours le passé de la ville qu’il décrivait ainsi dans La fondation mythique de Buenos Aires :
Un magasin de cigares parfumait le désert comme une rose. L'après-midi avait établi ses hier, et les hommes assumaient ensemble un passé illusoire. Une seule chose manquait : la rue n'avait pas d'autre côté. Difficile de croire que Buenos Aires ait eu un début ; elle semble aussi éternelle que l'air et l'eau.Jorge Luis Borges
À l’âge de 13 ans, Borges fait un tour des villes d’Europe avec sa famille. Il obtient notamment son baccalauréat en Suisse. De chaque voyage, l’auteur acquiert une nouvelle culture, à l’image de la cosmopolite Buenos Aires. La ville, et surtout son architecture, est influencée par un mélange de styles moderne et colonial, qui remonte à la domination espagnole. Malgré ses nombreux voyages, l’Argentine reste centrale.
"Je voyage beaucoup : je me trouve en Irlande, Islande, Japon, U.S.A., Londres, mais, quand je rêve, je suis toujours à Buenos Aires, et surtout dans la bibliothèque nationale. Quand je rêve, je suis dans le Buenos Aires de mon enfance, dans le Palermo, ou sinon dans la bibliothèque que je dirigeais. Là, au fond du sommeil, je trouve le rêve, je suis toujours à Buenos Aires, surtout du côté sud", raconte Jorge Luis Borges dans une interview de Laurent Bouvier-Ajam le 25 décembre 1982, quelques années avant son décès à Genève en 1986.
La ville la plus culturelle d’Argentine
En 1938, Borges obtient un poste à la Bibliothèque municipale, mais son opposition au président Juan Peron lui fait perdre son emploi. Il est assigné inspecteur des lapins et volailles sur les marchés publics. En 1955, le gouvernement révolutionnaire militaire change la donne. La même année, Borges est nommé directeur de la Bibliothèque nationale. Sous sa direction, le bâtiment déménage dans des locaux modernes pour accueillir un fonds sans cesse croissant. Lors de son départ, l’écrivain y fait don de ses écrits.
Central dans sa vie, le livre est également au cœur de ses écrits. L’auteur imagine dans La bibliothèque de Babel, parue dans son recueil Fictions (Gallimard), une bibliothèque contenant des livres originaux. Ils contiennent tous les mêmes nombres de pages et de signes. L’alphabet utilisé se limite à 25 caractères. Les ouvrages sont disposés dans des salles hexagonales de la même manière. Au milieu de tout cela, une race d’hommes cherche "le Livre des Livres", celui qui répond à toutes les énigmes. Cette métaphore de la littérature absurde s’achève ainsi : "Le désordre apparent, se répétant, constituerait un ordre, l’Ordre. Ma solitude se console à cet élégant espoir."
Similaire à l’immensité de cette bibliothèque imaginaire de Borges, existe la librairie El Ateneo à Buenos Aires. Le lieu, situé dans le quartier de Recoleta dans le nord de la ville, compte près de 200 000 références. À l’origine, il s’agit d’un théâtre construit en 1903. Le bâtiment s’est transformé en 2000 en une librairie, élue en janvier 2019 "plus belle librairie du monde" par le magazine américain National Geographic.
Son lecteur et la rencontre
Un accident en 1938 provoque à Borges une progressive cécité. L’auteur n’écrit plus, mais dicte ses récits. Il se rapproche de la tradition argentine du conte. De textes sophistiqués, il passe à des formes de récits plus "oraux". Mais la question du genre littéraire n’est pas vraiment considérée par le poète. Pour lui, "il est absurde de supposer qu’un livre soit beaucoup plus qu’un livre. Il commence à exister quand un lecteur l’ouvre. Alors se produit le phénomène esthétique qui peut rappeler le moment où l’ouvrage a été conçu".
Pour poursuivre la découverte de cette ville sous l’énigme de Borges, il faut lire La proximité de la mer : une anthologie de 99 poèmes, préfacée, éditée et traduite de l’espagnol par Jacques Ancet (Gallimard, 2010). Après Borges, la ville n’a pas fini d’inspirer les auteurs : deux livres sortent à ce sujet à la rentrée littéraire 2021, Buenos Aires n’existe pas de Benoît Coquil (Flammarion) et Eichmann à Buenos Aires d’Ariel Magnus (L’Observatoire).