Amazon occupe une position bien évidemment dominante, ce qui n’implique pas l’abus de position dominante. Il cannibalise une partie du marché, mais il l’anime aussi. C’est le pharmakon des Grecs, à la fois poison et remède", estime Françoise Benhamou, professeure à Paris-13, spécialiste de l’économie de la culture et des médias, qui publiera à la rentrée au Seuil Le livre à l’heure numérique : papier, écrans, vers un nouveau vagabondage. Ce groupe "est un mélange de capitalisme sauvage et assez primitif, construit à partir de prix bas, de ventes en volume, et où règnent des conditions sociales assez primaires", résume-t-elle. "Le bras de fer avec Hachette interroge sur l’évolution de la chaîne du livre : lorsqu’une entreprise est installée dans une situation aussi dominante, quels sont les moyens pour la maîtriser ? Aux Etats-Unis comme en Europe, la justice et les autorités de la concurrence ne sont pas sensibles aux arguments des éditeurs", regrette-t-elle.
"Mais Amazon est aussi innovant, sans être à la pointe de la créativité : les avis de lecteurs qu’il a popularisés viennent en fait de la musique. Il a su exploiter et rentabiliser le travail gratuit fourni par les internautes, ces masses de données produites par les clients", note Françoise Benhamou. S’il met son infrastructure à la disposition de marchands tiers, Amazon conserve en revanche jalousement ses précieuses données : il n’envisage pas de commercialiser les statistiques de lecture qu’il rassemble à partir du Kindle, contrairement à Kobo qui les propose aux éditeurs.
L’enseignante et chercheuse, qui reconnaît sa frustration face à la rétention d’information que cultive le groupe, doute de son rôle dans la création d’une prétendue économie de la longue traîne, qu’elle a étudiée et qu’elle juge surtout "importante comme mythe. On aime savoir qu’il y a un fonds considérable, même si on achète sur un tout petit échantillon de ce fonds. Et je ne crois pas du tout à la capacité d’Amazon à faire ressortir des ouvrages dans la grande forêt des livres inconnus. On peut certes trouver un titre si on examine son catalogue sur un domaine particulier, mais il n’apparaîtra pas spontanément." Selon la société d’étude américaine Codex Group, si les grands lecteurs achètent 61 % de leurs livres sur Internet, ils n’y ont toutefois découvert que 7 % de ces livres.
Un vrai phénomène.
"En revanche, l’autoédition qu’Amazon a lancée, c’est un vrai phénomène, qu’il faut prendre au sérieux : il dit quelque chose des nouvelles exigences des auteurs vis-à-vis de leurs éditeurs." Pour le moment, la production est cantonnée à la littérature de genre, "mais ce sont des segments qui font du chiffre d’affaires, et c’est autant de moins pour l’édition traditionnelle, même si elle y trouve aussi un nouveau moyen de prospecter des auteurs".L’autoédition encourage aussi la division du marché en "deux catégories de livres : ceux qu’on a envie de garder, et ceux qu’on a juste envie de lire, et parfois même pas jusqu’au bout ; les premiers appellent la propriété, mais tous les autres, on ne les lira plus sous forme physique". <