"Il arrive que le cours de la vie ralentisse et chuchote, comme un filet d’eau qui s’écoule d’une gouttière", écrit Amos Oz. Malgré les années qui ont passé, l’écrivain israélien fait virevolter sa plume avec l’envie de se renouveler. Ce ténor des lettres israéliennes n’a pourtant plus rien à prouver. Essayiste, nouvelliste et romancier, il s’est distingué dans le monde entier avec Ailleurs peut-être, La boîte noire (prix Femina étranger 1988), Seule la mer, ou son chef-d’œuvre, Une histoire d’amour et de ténèbres. Oz est aussi un écrivain engagé. Il soutient le mouvement La Paix maintenant aux côtés de David Grossman et d’Avraham B. Yehoshua. Du fait de ses prises de position en faveur des Palestiniens, il est tantôt adulé, tantôt honni par les Israéliens. Son nouveau roman qui paraît le 25 août chez Gallimard, Judas, aborde justement des thématiques politiques. Trois personnages au bord du naufrage affrontent d’épineuses questions. Comment expliquer la scission entre juifs et chrétiens ? Quels sont les idéaux et les maux de l’histoire d’Israël ? Que signifient l’amour et la trahison ? Amos Oz ose déconstruire le Nouveau Testament et les idéologies politiques de son pays, dans un huis clos passionnant prônant le rapprochement des êtres.
Amos Oz - Il est vrai que j’en inventais avant même de savoir lire et écrire. C’était la seule façon d’impressionner les filles. L’appartement familial était rempli de livres jusque dans la salle de bain. J’ai grandi entre les récits de mon père, enseignant, et ma mère, une formidable conteuse. Il n’y a pas que les écrivains qui aiment ça. C’est un besoin humain, au même titre que le rêve. Il est plus ancien que la littérature. La façon de se raconter des histoires, à soi-même ou aux autres, est ce qui nous distingue des animaux.
J’avoue que ce que j’écris le matin est souvent détruit l’après-midi. Telle est la règle du jeu pour m’améliorer. Alors qu’un coiffeur devient plus rapide au fil des coupes, l’écrivain peine avec le temps. Ce roman m’a demandé cinq ans de labeur. Il faisait mille pages, j’ai dû le "dégraisser". Mes romans ne parlent guère de gens heureux. Celui-ci cultive la passion, le désir, la solitude, la défaite, les regrets, la perte ou la mort. Des sujets compliqués à décrire car tous les lecteurs les ont expérimentés. Le cœur humain reste, Dieu merci, imprévisible, sinon je serais au chômage (rires). J’ignore pourquoi j’écris, je ne peux pas m’en empêcher. Lorsque le jeune Shmuel entre dans le roman, il se montre plein de certitudes. Comme s’il était un point d’exclamation, mais à la fin, il ressemble à un point d’interrogation.
Ce livre est composé comme une musique de chambre, avec trois instruments et une multitude de fantômes. Shmuel veut réformer le monde, mais il se heurte à Gershom, un vieil érudit détestant les idéologies. Le jeune étudiant éprouve un désir brûlant pour Atalia, qui a le double de son âge. Cette femme, blessée et fâchée, n’a aucune estime pour les hommes. Ce trio solitaire partage le même toit, le temps d’un hiver à Jérusalem. A force de dialoguer et de se toucher, ils finissent par se rapprocher. Ces liens reflètent la loyauté et la trahison.
Je lis tous les jours des passages de ce livre, qui contient plein d’histoires magnifiques et douloureuses. Son style concis, voire minimaliste, me fascine. Sans parler de la beauté de la langue. Le latin n’a jamais été ravivé, alors que la langue biblique a engendré l’hébreu moderne. Il porte en lui l’héritage, la sensibilité et l’humour juifs. Je ne suis pas chauvin concernant mon pays, mais sa langue représente mon instrument de musique. Elle m’a permis de me construire. Le Nouveau Testament n’est pas enseigné à l’école juive. Je m’y suis plongé, à 16 ans, pour saisir un pan de la civilisation. Impossible sinon d’avoir accès à Dostoïevski, Bach ou Michel-Ange. L’histoire de Judas me semble inacceptable. Elle est la mère de toutes les persécutions antisémites. Pourquoi un homme riche a-t-il vendu son père spirituel, Jésus, pour trente pièces d’argent ? Pourquoi s’être pendu après ? Sa trahison ne tient pas la route, il me fallait la déconstruire dans ce roman. Mon père et mon fils se nomment Yehuda. Je suis donc le fils et le père de Judas !
Cette accusation a été difficile et humiliante, or je la porte comme une Légion d’honneur. Je ne suis pas un expert, mais quand je suis en colère, j’écris des textes politiques pour pousser un cri. Parfois, le traître est celui qui est en avance sur son temps. Voyez Lincoln libérant les esclaves, de Gaulle signant l’indépendance de l’Algérie, Sadate ou Rabin. N’est-ce pas gratifiant de figurer en si bonne compagnie ?
La plupart des pays sont liés à une histoire, une géographie ou une politique. Israël surgit d’abord dans la tête d’un homme, Theodor Herzl. Ce journaliste, marqué par l’affaire Dreyfus, publie L’Etat juif en 1896. J’aime l’idée que ma terre natale soit née d’un livre. Or, comme le rappellent mes héros, chaque rêve ou fantasme réalisé se heurte à la réalité. Israël peut sembler imparfait, voire décevant : il existe. Les armes et les chars ne faisaient pas partie du projet initial, mais il y a pire qu’eux : l’impossibilité de se défendre. Aujourd’hui, le plus grand danger, c’est le fanatisme.
Il pense "qu’un monde morcelé en une centaine de pays, avec des passeports, des drapeaux ou des armées, est une illusion". C’est le rêveur par excellence. Tant que les pays auront des serrures sur leurs portes, on ne pourra pas partager une fraternité humaine. J’aimerais pouvoir dire que la littérature sauvera le monde - ce serait vous mentir. L’écrivain n’est pas un missionnaire chargé de donner des conseils de vote ou de vie. Si mes livres parviennent à ouvrir de nouvelles fenêtres dans le cœur des gens, je serai très heureux.
Propos recueillis par Kerenn Elkaïm
Judas : un pas de trois
Shmuel ignore s’il est "à la merci de forces supérieures", mais il perd simultanément sa fiancée et le financement de ses études. Une petite annonce vient à sa rescousse. Emanant d’un vieux monsieur, elle propose un hébergement moyennant plusieurs heures d’échanges intellectuels, littéraires et politiques.
Ainsi le héros atterrit-il dans la demeure de Gershom Wald. Il y règne une ambiance pesante et mystérieuse. Celle-ci est renforcée par la présence glaciale d’Atalia. Shmuel est aimanté par cette ensorceleuse, d’une redoutable féminité. D’autant qu’elle est la fille d’Abravanel, un sioniste rebelle opposé à Ben Gourion et à la création d’Israël. Une figure aussi contestée que Judas.
Habité. Etudiant en histoire des religions, Shmuel est habité par ce personnage controversé. Sa thèse sur "Jésus dans la tradition juive" vise justement à réhabiliter le traître. Or "rien n’est plus trompeur que le cœur humain", soutient le prophète Jérémie.
C’est ce que découvrent ces trois personnages, piégés le temps d’un hiver à Jérusalem. A travers leur somme de solitudes impassibles, Amoz Oz saisit l’amour et le deuil impossible. Il réussit un tour de force en y mêlant l’impasse des idéologies religieuses et politiques.
L’écrivain se montre souvent critique à l’égard de son pays. Cette fois, il va plus loin en interrogeant les fondements de l’Etat hébreu. Un roman audacieux, écrit sous les cieux des désillusions, mais qui nourrit aussi le rêve.
Amos Oz, Judas, traduit de l’hébreu par Sylvie Cohen, Gallimard, "Du monde entier". Prix : 21 euros, 352 p. ISBN : 978-2-07-017776-9. Sortie : 25 août.