En 1918, lorsque s'ouvre leur correspondance, André Breton (1896-1966), a 22 ans. Jean Paulhan (1884-1968), douze de plus. L'un est un jeune lion ambitieux, qui n'a pas encore publié grand-chose et ne connaît pas encore grand monde (Apollinaire, quand même, et ses amis Aragon et Soupault). Mais après une phase où il se cherche du côté de Tzara et de Dada, il s'apprête à dynamiter la littérature, l'esthétique occidentale, voire mondiale, avec le Manifeste du surréalisme et tout ce qui s'ensuivra.
L'autre est un vieux matou, éminence grise de la NRF où il fera toute sa carrière, et cheville ouvrière incontournable de chez Gallimard, durant presque un demi-siècle. Ils avaient a priori peu en commun, si ce n'est d'avoir fait la guerre de 14-18, chacun à sa place. Et de souffrir d'une véritable boulimie littéraire. Ils avaient des goûts partagés (Gide, Valéry, Paul Fort...), d'autres divergents, et ce sont les idées révolutionnaires du premier, son dogmatisme, son intolérance, ses excès, qui effaroucheront le second, provoquant brouilles et ruptures, dont une de près de dix ans, de 1927 à 1935. Paulhan, qui avait pris la défense d'Antonin Artaud exclu du mouvement surréaliste par Breton, se voit traiter par lettre de « con et de lâche ». Sortant de ses gonds, il lui répond, « par pneu [-matique] » : « Il y a longtemps que vous m'emmerdez. Vous auriez pu comprendre plus tôt que je vous tiens pour aussi lâche que fourbe. »
Rivalités
La correspondance s'interrompra, jusqu'en 1935. De même, pas de lettres de 1941 à 1946, durant l'exil de Breton aux États-Unis. Et plus de lettres après 1962. Soit elles se sont perdues (comme toutes celles de Paulhan de 1918 à 1935), soit elles n'ont pas existé, suite à un ultime casus belli : par exemple, l'élection de Paulhan en 1963 à l'Académie française - où il rejoignait Cocteau, l'une des bêtes noires de Breton -, qui a dû faire fulminer le vieux pape du surréalisme. Elle a aussi outré Francis Ponge, qui était pourtant l'ami de Paulhan. Ce qui ne fut jamais le cas de Breton, en dépit de ses tentatives et protestations. Les deux grands fauves se flairent, mais ne s'aiment pas. Plutôt que d'amitié, il s'agit d'une complicité littéraire, fondée sur des intérêts bien compris, et nombre de publications : Paulhan attirera Breton chez Gallimard, via la NRF, les Cahiers de la Pléiade, puis la NNRF qui reparaît en 1953. Pour l'écrivain, c'était aussi un moyen d'existence.
Ces intermittences du cœur aujourd'hui dévoilées se racontent dans cent soixante lettres, soixante-quatorze de Paulhan et quatre-vingt-cinq lettres de Breton (plus une de sa femme de l'époque, Simone), dont la publication des correspondances est autorisée depuis 2016, soit cinquante ans après sa mort. Parfois factuelles, souvent importantes pour la connaissance des deux épistoliers, de leurs lectures et rencontres, goûts et détestations. Une nouvelle petite pièce dans le grand puzzle André Breton, document majeur pour notre histoire littéraire moderne.
Correspondance 1918-1962
Gallimard
Tirage: 2 000 ex.
Prix: 19 € (prov.) ; 272 p.
ISBN: 9782072693397