Dans le village, tout le monde est parti, sauf Sergueï Sergueïtch. Et pour cause, ça n'arrête pas de tirer. Tirs de mortier, de balles, d'obus en veux-tu en voilà qui blessent la terre et tuent les hommes. « La guerre n'avait pas fait naître chez Sergueïtch une certaine incompréhension ainsi qu'une brusque indifférence à tout ce l'entourait. C'était comme s'il avait perdu tout sentiment hormis un seul : celui de sa responsabilité. » Et le sens du devoir qui le maintient droit et le motive, il l'applique au premier chef à ses abeilles. Sergueïtch est apiculteur dans cette zone de conflit où s'affrontent l'armée ukrainienne et les séparatistes prorusses.
Le no man's land n'est guère propice au butinage, à l'amour non plus. Le protagoniste du nouveau roman de l'écrivain ukrainien d'expression russe Andreï Kourkov, Les abeilles grises, avait eu une femme qui s'est fait la malle. Ne reste que sa robe bleue aux motifs de fourmis rouges, un peu trop voyante pour le goût conventionnel des gens de Mala Starogradivka, Sergueïtch n'assumait pas qu'elle la porte. Nuitamment elle revient et lui est fier de marcher avec, à son bras, la belle épouse excentrique. Dans ses rêves... Durant ces jours saumâtres d'hiver où l'on se réchauffe tant bien que mal avec du mauvais thé, le fantasme souvent se poursuit. Sergueïtch songe à ces autres hyménoptères, ses abeilles chéries, avant la guerre.Il repense à cette thérapie qu'il avait mise au point, laquelle consistait à installer un matelas au-dessus des ruches et à y faire dormir une clientèle, venue parfois de loin, pour se soigner grâce au sommeil ultra-réparateur induit par le bourdonnement des mouches à miel. La rêverie de Sergueïtch est interrompue par son voisin, le seul Malostarogradivien avec sa pomme. Pachka qui habite à l'autre bout de la rue lui demande comment faire pour remplacer ses fenêtres qui ont volé en éclats. Le petit monde de ce binôme tragi-comique tourne autour de la pénurie et des dégâts causés par cette guerre du Donbass qui ne dit pas son nom. Pour l'heure, le duo a été épargné, mais l'apiculteur ne se soucie que de ses abeilles.
Âpreté du quotidien, mafia, corruption, guerre... Andreï Kourkov, remarqué dès son premier roman, Le pingouin, traduit dans plusieurs langues, poursuit ici sa peinture d'une grise réalité avec des touches de couleur cocasses mêlées à un subtil humour noir. À la fonte des neiges, Sergueïtch, embarquant ses six ruches dans la remorque de sa Tchetviorka pourrie, part en quête d'un endroit paisible. Direction l'Ouest ukrainien et la Crimée. Pas que là-bas, la paix y soit garantie...
Les abeilles grises Traduit du russe par Paul Lequesne
Liana Levi
Tirage: 6 000 ex.
Prix: 23€ ; 432 p.
ISBN: 9791034905102