L'unité est un leurre. À l'origine est le chaos. Pas tant au départ qu'à la base. La seule logique qui vaille est celle du hasard et de la dispersion. La logique du pire, comme dirait le philosophe Clément Rosset - rien ne se tient dans une vision simple, englobante, unifiée. Watanabe, notre héros, sait une chose : que « s'il devait professer une foi, ce serait sans doute celle de la contradiction ».
De retour au Japon en tant que retraité, Yoshie Watanabe s'installe dans le quartier de Shinjuku, au cœur de la capitale : parce que « vivre dans le centre-ville est non seulement pratique, mais offre le meilleur moyen de ne résider nulle part ». Il a vécu en Europe, aux États-Unis, en Amérique latine, il parle plusieurs langues ; aussi, quand il voit des touristes, est-il toujours tenté de les aider. De jeunes étrangers s'excitent devant le plan du métro tokyoïte, il les observe, quand soudain une secousse - terrifiante... C'est un séisme, dont l'ampleur provoque un tsunami s'abattant sur Fukushima et sa centrale nucléaire. La catastrophe ricoche sur un traumatisme plus ancien : Watanabe est un hibakusha, un « survivant de la bombe ». Ses parents de Nagasaki, la ville de son enfance, sont morts ; lui-même était en excursion à Hiroshima le jour du bombardement. Rescapé par miracle, l'orphelin sera élevé par ses oncle et tante. Tohu-bohu des souvenirs. Les plaies se rouvrent, des brèches fissurent la monotonie des jours à l'automne d'une vie. Ainsi commence Fracture d'Andrés Neuman. Les chapitres correspondent à ces histoires d'amour qui ont émaillé sa carrière d'expatrié : Violette, Lorrie, Mariela, Carmen. De Paris à Madrid en passant par New York et Buenos Aires, autant de femmes qui ont traversé son existence, voire partagé la leur avec lui, autant de femmes qui, à la nouvelle du tsunami, se rappellent leur amant japonais.
Au sortir de la guerre, les idéogrammes « bombe atomique » et « radioactivité » sont bannis des imprimeries nippones. On impose aux « atomisés » une chape de silence : à cause de la honte de la défaite et pour ne pas froisser les nouveaux alliés américains. Quitter l'épicentre de l'indicible douleur - l'errance est pour Watanabe la seule condition. Devenu directeur marketing d'une multinationale, il s'intéresse aux chiffres et à la grammaire des idiomes des pays qu'il habite. Règles syntaxiques et calcul ne revêtent-ils pas un semblant de fixité ? Jorge Pinedo est un jeune journaliste argentin qui, lorsqu'une ancienne maîtresse de Watanabe lui raconte l'histoire du survivant du désastre, est fasciné et veut enquêter. Pinedo c'est nous, hypocrite lecteur. Et toutes les perspectives éparses miroitant au fil des pages de se ramasser d'un coup en ce chef-d'œuvre romanesque qu'on tient entre les mains. Déjà, dans son premier roman, Bariloche, Neuman avait fait preuve de prouesse narrative à travers le récit d'un éboueur portègne accro aux puzzles se doublant de celui de ses premières amours dans les paysages que composent ces mêmes puzzles. Ici encore, il accomplit un tour de force. Vertige des regards pluriels et, pourtant, magistrale unité. L'unité a beau être un leurre, elle fait notre bonheur.
Fracture Traduit de l'espagnol (Argentine) par Alexandra Carrasco
Buchet Chastel
Tirage: 2 400 ex.
Prix: 25 € ; 528 p.
ISBN: 9782283032466