Il y a cette phrase programmatique dans le journal d'Annie Ernaux : « Hier soir, je songeais que "je vengerais ma race" dont l'opposé est la bourgeoisie incarnée par les filles du Havre. » La future écrivaine n'a que 23 ans mais les études l'ont déjà propulsée dans une autre classe sociale.
Née en 1940, elle grandit à Yvetot, petite ville normande. Son père et sa mère, ouvriers, deviennent petits commerçants en rachetant un café-épicerie. La jeune prodige brille à l'école et devient professeure de lettres. On connaît l'histoire par cœur et pourtant il faut la raconter, car cet ancrage social est la clef de voûte de l'œuvre d'Annie Ernaux, qui vient de recevoir le prix Nobel de littérature 2022. Écrire lorsque l'on vient d'une famille où aucun parent n'a fait d'études demeure une rareté, cinquante ans après l'entrée en littérature de l'écrivaine avec Les armoires vides, en 1974. Ce Nobel, à juste titre décrit comme un prix pour les luttes des femmes, est aussi un prix pour les transfuges de classe. Annie Ernaux s'est en effet attelée à décrire les revers de l'ascension sociale, sans complaisance ni pour elle-même ni pour les autres. En 2021, elle affirmait encore « le caractère essentiel, irrémédiable en [elle] de la transfugivité [...], renforçant [s]a certitude que le social prime ».
Si des générations d'écrivains énamourés la citent comme une référence, à commencer par Édouard Louis depuis le succès de son premier roman, En finir avec Eddy Bellegueule (2014), l'au
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