Maudit et persécuté par ses contemporains, admiré mais sulfureux pour les artistes du XIXe siècle, Donatien Alphonse François, comte de Sade (1740-1814), est devenu à notre époque, grâce, entre autres, à Apollinaire, aux surréalistes, et à la passion de quelques-uns, dont l’éditeur Jean-Jacques Pauvert, le "Divin Marquis". Une espèce d’écrivain culte, de vache sacrée. Toute l’intelligentsia le commente et l’analyse, mais pas sûr que le grand public le lise vraiment. Le bicentenaire de sa mort donne lieu, cette année, à de nombreuses rééditions et publications, et à une grande exposition au musée d’Orsay, "Sade. Attaquer le soleil" à partir du 14 octobre. Annie Le Brun, écrivaine passionnée de Sade, en est la commissaire générale, et en signe aussi le catalogue. Rencontre en avant-première, durant l’accrochage.
Annie Le Brun - Le projet est né en 2012, suite à l’exposition-carte blanche qui m’avait été donnée à la maison de Victor Hugo, "Les arcs-en-ciel du noir". Henri Loyrette, alors président du Louvre, m’avait proposé de réaliser une exposition Sade dans son musée. Quand il en est parti, c’est Guy Cogeval, président du musée d’Orsay, qui m’a donné la possibilité de reprendre le projet mais en l’axant sur le XIXe siècle. Et le bicentenaire de la mort de Sade étant proche, tout ça s’est monté en un an, très vite !
Comment avez-vous travaillé ?
En étroite collaboration avec Laurence des Cars, directrice du musée de l’Orangerie, et avec la scénographe Adeline Caron. "Sade. Attaquer le soleil" est une exposition thématique qui mêle les supports, les genres et les époques, sans oublier la photographie inventée au XIXe siècle. De sorte qu’environ 500 œuvres sont présentées, qui risquent de trouver une nouvelle vie de leur mise en rapport improbable. De Sade lui-même, nous aurons des manuscrits, des lettres, des éditions originales et des éditions illustrées provenant des collections de la BNF. Mais pas le fameux rouleau des 120 journées de Sodome, qui est exposé au musée des Lettres et Manuscrits.
En fait, il a travaillé les profondeurs du XIXe siècle, et c’est cela le thème de l’exposition. Car Sade pose la question de l’infini, des limites, de l’irreprésentable, qui hantent alors la peinture. C’est un des personnages clés du XIXe siècle, comme l’annonce Sainte-Beuve dès 1830. Un maudit, mais qui fascine d’autant plus. Que ce soit Baudelaire, Flaubert ou le Huysmans d’A rebours. Mais le véritable "inventeur" de Sade, qui, de façon prophétique, a parié sur la destinée de son œuvre, c’est Guillaume Apollinaire, grand amateur de curiosa et de littérature érotique, dont il s’est même fait l’éditeur. Son propre livre Les onze mille verges est un livre très "sadien", extrêmement inquiétant. Au fond, Sade n’a rien inventé. Tout ce dont il parle, la cruauté, la violence du désir, est depuis toujours le sujet de la peinture comme de la sculpture, mais à travers des représentations codées, véhiculées dans la mythologie, l’histoire, ou même le christianisme. La réactivation au XIXe siècle de tous ces Judith, Holopherne, Salomé, saint Sébastien témoigne de l’influence de Sade. Car c’est l’image du corps en train d’être bouleversée de l’intérieur, annonçant une révolution de la représentation qui ira jusqu’à Picasso.
En découvrant l’existence du roman noir dans les deux Manifeste du surréalisme. Breton y célèbre, entre autres, Le moine de Lewis, et son héroïne, Mathilde, telle une tentation, à l’état pur. Du coup, je me suis intéressée à ces livres sombres où, en plein siècle des Lumières, s’inventaient des lieux et un décor pour poser les questions que les philosophes ne posaient pas : sur la violence du désir, en particulier. Ce décor, Sade l’a investi comme personne avec Les 120 journées de Sodome, dont le château s’enracine dans nos ténèbres intérieures. J’ai trouvé fascinant de se confronter à cette sorte d’abîme.
Justement dans Les châteaux de la subversion (1982), un essai sur le roman gothique, où je lui avais consacré un chapitre. L’ayant lu, l’éditeur Jean-Jacques Pauvert m’a téléphoné, me proposant d’écrire une préface pour les Œuvres complètes, qu’il voulait publier. J’ai dit oui, presque inconsciemment, réalisant après coup dans quoi je m’étais embarquée ! Ma préface s’est développée et, Jean-Jacques Pauvert m’encourageant à continuer, c’est devenu un livre, Soudain un bloc d’abîme, Sade (1986), qui reparaît simultanément en Folio. La force de Jean-Jacques Pauvert était de vous inciter à aller jusqu’au bout de votre intuition, de votre rêve. Reste que si j’ai refusé de devenir la "sadologue" de service, Sade revient dans ma vie à peu près tous les dix ans. Je ne m’en lasse pas parce qu’il n’est jamais bête, et qu’il vous débarrasse des idées. C’est une intelligence que rien n’arrête. Alors que les autres cherchent des garde-fous dans l’abstraction, lui, il invente sa façon de penser, en mettant véritablement "la philosophie dans le boudoir". Son athéisme vise à penser le corps, d’où son rapport évident avec l’univers de la peinture.
Oui, c’est un ancien projet qu’on avait avec Jean-Jacques Pauvert. Aidée par Frédéric Ciriez, je vais faire paraître une édition d’un grand choix de lettres de Sade, prévue chez Gallimard au printemps 2015. Ce sera un volume de quelque 900 pages. Pas une édition savante, mais de référence.
Non. Je l’ai rencontré en 1963, chez lui à Saint-Circq-Lapopie, puis revu dans le café des Halles où se réunissait le groupe surréaliste. A l’époque, j’étais très révoltée et très démunie, ne lisant que pour trouver des réponses à mes questions. Ce fut le cas dans les Manifeste. J’étais très timide, je parlais peu, j’écoutais beaucoup. Mais, contrairement à sa supposée misogynie, c’est Breton qui a publié mes premières réflexions sur le roman noir.
Dans le climat de neutralisation générale que nous vivons la tendance est à n’y voir qu’un écrivain ou un philosophe "comme un autre", ce qu’il n’est pas. L’important est que chacun ait maintenant son idée sur Sade, sans avoir besoin de le lire. Car, en réalité, il continue de faire peur en disant ce qui est, par exemple que la violence est au cœur de l’homme. L’actualité quotidienne ne lui donne-t-elle pas raison ?
Sade. Attaquer le soleil, Musée d’Orsay/Gallimard, 304 p., 45 euros, mise en vente le 23 octobre, catalogue de l’exposition qui se tient au musée d’Orsay du 14 octobre 2014 au 25 janvier 2015.