Entretien 

Aravind Adiga

Aravind Adiga - Photo Fernando Morales

Aravind Adiga

Aravind Adiga a fait son entrée en littérature en 2008 avec Le tigre blanc, un roman sans concession sur son pays, best-seller mais aussi sujet de polémiques, notamment en Inde. Depuis, il a publié des nouvelles et quatre romans dont Amnistie. Alors que la littérature indienne est mise à l'honneur au Festival du livre de Paris, entretien avec cet écrivain exigeant, secret, qui porte un regard acéré sur le monde contemporain et les sujets de société.

J’achète l’article 1.5 €

Par Propos recueillis par Jean-Claude Perrier Traduction Annick Le Goyat
Créé le 05.04.2022 à 13h00

Vous avez commencé votre carrière comme journaliste économique pour les plus grands journaux indiens de langue anglaise. Cette expérience a-t-elle nourri votre réflexion et votre travail d'écrivain ?

J'ai pu constater que les journalistes n'écrivent jamais de bons romans. Il existe des exceptions, bien entendu, mais relativement rares. Dans le reportage, ce qui prime c'est l'équilibre, l'impartialité, et une vision d'ensemble de la situation. En matière de littérature, c'est très souvent l'exact opposé : une perspective déformée et subjective de ce qui est familier. Vous fieriez-vous à un article écrit par Franz Kafka ? Il n'y a pas d'entente cordiale entre journalisme et littérature. En ce qui me concerne, j'étais un piètre reporter. Je m'ennuyais, j'étais paresseux, et je n'avais aucune envie de poser des questions difficiles à des gens. Toutes mes observations sur la vie et sur l'Inde, je les gardais en réserve, pour mon roman.

Votre premier roman, Le tigre blanc, a remporté le Booker Prize en 2008 et a connu un succès mondial. On vous a reproché de donner de votre pays, l'Inde, une image sombre, excessivement négative. Qu'en pensez-vous ?

Je me sens très chanceux d'écrire sur l'Inde, qui est probablement le seul pays dans cette partie du monde où un roman provocateur tel que Le tigre blanc peut non seulement être publié, mais aussi devenir un best-seller. Les lecteurs indiens, pour la plupart, apprécient d'être bousculés. Quelques-uns ont été chagrinés par mon livre et continuent de l'être. C'est peut-être la raison pour laquelle le roman est vendu dans toutes les librairies du pays et commenté. J'en suis très heureux. Ces dernières années, une menace commence à peser sur la liberté d'expression en Inde, et cela me préoccupe beaucoup.

Dans l'un de vos ouvrages, vous évoquez l'assassinat du Premier ministre Rajiv Gandhi en 1991, près de Madras. Vous aviez 17 ans. Quel souvenir gardez-vous de cette époque ?

1991 a été une année critique pour l'Inde, et par suite pour le monde entier. Jusqu'alors, l'Inde vivait sous l'emprise d'une économie socialiste dirigée par des bureaucrates, depuis New Delhi. La croissance économique était faible, la mobilité sociale limitée, et un sentiment de stagnation prévalait. En 1991, en réaction à une série de crises, l'Inde a modifié les structures de base qui gouvernaient son existence, et elle s'est réintégrée, pas à pas, dans l'économie mondiale. Un grand nombre de gens en ont tiré profit, d'autres en ont souffert. Je garde de l'Inde ancienne des souvenirs tenaces, mais je vis dans l'Inde nouvelle, et tous mes romans reflètent cette tension extraordinaire entre le passé et le présent. La dichotomie est totale, absolue, entre « l'ancien » et le « nouveau ». D'où un sentiment actuel de déjà-vu, de retour partiel de l'ancien régime. Cette revanche du passé va modeler mon futur travail de romancier.

Le héros de votre dernier roman, Amnistie, est un Tamoul sri lankais qui a immigré illégalement en Australie. Comment cette idée vous est-elle venue ? Et quels sont vos liens avec l'Australie ?

Je me rends régulièrement en Australie depuis trente ans, et j'y ai vécu deux ans lorsque j'étais adolescent, au début des années 1990. Chaque fois que je me trouve à Sydney, je pense aux différences entre l'Inde et l'Occident. Je les résumerais ainsi : mieux vaut avoir des amis en Inde, et des ennuis en Australie. Les gens sont beaucoup plus gentils en Inde, mais le système judiciaire est meilleur ailleurs. Aucun des autres pays que je connais n'est aussi complexe que l'Inde sur le plan ethnique, racial ou religieux. Dans des centaines de milliers de villages et de villes du sous-continent, les Indiens ont développé un système de coexistence avec leurs voisins qui est, à mon avis, sans équivalent en Occident. La démocratie indienne, également, est étonnamment robuste. Je commence même à penser que les élections en Inde sont plus justes qu'elles ne le sont aux États-Unis.

Ayant grandi dans l'Inde du sud, qui a des liens culturels très étroits avec le Sri Lanka, j'ai toujours été intéressé par la situation politique complexe, et perturbée, qui règne dans ce pays. De nombreux réfugiés tamouls sri lankais sont venus en Australie. Pour la première fois, Sydney a vu croître une masse de plus en plus importante de sans-papiers, des gens dont le visa a expiré et qui continuent de rester dans le pays, d'y travailler et d'y vivre illégalement. L'histoire d'un immigrant tamoul du Sri Lanka qui découvre l'identité d'un meurtrier et dont le devoir moral est de s'en ouvrir à la police, mais qui, faisant cela, risque de révéler son propre statut d'immigré illégal, m'est apparue comme une façon élégante d'aborder plusieurs thèmes qui me passionnent. L'identité, la loi, la justice sociale.

Quels sont vos écrivains préférés parmi les auteurs indiens ?

Parmi les auteurs indiens qui écrivent en anglais, j'admire par-dessus tout R.K. Narayan. Amitav Ghosh et Arundhati Roy sont merveilleux, eux aussi. Certains des meilleurs auteurs indiens écrivent dans d'autres langues que l'anglais et, grâce à des traductions de qualité, ils sont de plus en plus nombreux à être connus en Occident.

Vous faites souvent référence aux romanciers français du XIXe siècle...

Les œuvres traduites de Guy de Maupassant étaient largement accessibles en Inde dans années 1980, quand j'étais adolescent. Elles étaient également souvent adaptées pour les programmes de télévision en hindi. La France que décrit Maupassant, comme l'Inde des années 1980, émergeait du féodalisme et s'engageait dans la modernité avec de grandes difficultés. Il y a dans ses écrits une intelligence acérée, un fatalisme, un cynisme, parfois une compassion, qui me semblent capter parfaitement l'esprit de l'Inde de mon enfance. La France de Maupassant vit le traumatisme de la défaite militaire de 1871, ce qui nous permettait de nous identifier à ses personnages plus facilement qu'aux héros de l'Angleterre victorienne, généralement optimistes et sûrs d'eux. Ce que nous recherchons dans la littérature est une reconnaissance partielle de nous-mêmes, jamais une identification totale.

Aravind Adiga
Amnistie Traduit de l’anglais (Inde) par Annick Le Goyat
Globe
Tirage: 6 000 ex.
Prix: 23 € ; 272 p.
ISBN: 9782383611059

Les dernières
actualités