Jacques Pajot est passé par l'École d'architecture de Nantes et l'École nationale supérieure des arts décoratifs (Ensad). Il est membre de l'Académie d'architecture depuis 2014 et le cofondateur de l'Atelier Novembre. Réalisation : médiathèque centrale de Quimper (2008) ; médiathèque de Chelles (2013) ; médiathèque de Carpentras (2017) ; pôle multiculturel de Grigny (en cours).
Dominique Coulon fonde son agence Dominique Coulon & associés à Strasbourg. Réalisations 2010 Médiathèque d'Anzin. 2017 Médiathèque de Thionville. 2020 Médiathèque de Pélissanne. 2021 L'Antipode, à Rennes, prix de l'Espace intérieur du Grand Prix Livres Hebdo des bibliothèques. 2022 Médiathèque Porto-Vecchio.
Sergio Morales est le cofondateur avec Stephan Chevalier, de l'agence Chevalier Morales basée à Montréal. Réalisations 2015 Maison de la littérature de Québec qui comprend une église réhabilitée ; bibliothèque Saul-Bellow, Montréal. 2017 Bibliothèque de Drummondville avec sa patinoire extérieure. 2019 Grand Prix d'excellence remis par l'Ordre des architectes du Québec ; bibliothèque de Pierrefonds, à Montréal ; bibliothèque centrale de Saskatoon en cours bibliothèque du collège Jean-Eudes, à Montréal.
Livres Hebdo : Pourquoi vous intéressez-vous aux médiathèques ?
Sergio Morales : Les bibliothèques répondent à de multiples besoins (comme celui de prendre soin des gens démunis), elles sont fréquentées par plein de communautés. C'est un incubateur social, l'espace démocratique par excellence.
Jacques Pajot : Et comme c'est un équipement qui s'adresse à la totalité de la population, on s'efforce de générer du lien, de créer de la convivialité à travers le bâti.
Dominique Coulon : L'architecte japonais Toyō Itō raconte que le plus beau compliment qui lui ait été fait, c'est un étudiant qui lui a dit : « Quand je vais dans votre médiathèque de Sendai, je n'ai rien à y faire ! » On peut venir flâner dans les espaces sans but précis. À la médiathèque de Thionville, on nous a demandé, en plus de la médiathèque, des labos pour faire de la musique ; puis la municipalité a changé et a voulu s'ouvrir aux arts plastiques... Ce sont des lieux de fabrication. Cet endroit est devenu un spot d'ados, une tranche d'âge difficile à capter en bibliothèque ! Et c'est un bâtiment qui sert à tous, ce qui n'est pas le cas d'un bâtiment sportif. Ce brassage est intéressant et pose cette question : comment fabriquer des espaces qui peuvent séduire tout le monde ?
Mais est-il possible de créer un lieu qui plaise à tous ?
D. C. : Plaire à tous ne veut pas dire uniformiser. On va plutôt créer des espaces contrastés au sein d'une même médiathèque. Un espace va plaire à telle personne, mais pas à une autre.
J. P. : Quel que soit l'équipement, il faut qu'il fasse signe dans la ville et qu'il soit une invitation. Si c'est un bâtiment réhabilité, la population est sensible à ce qu'il y ait une trace du passé - garder en mémoire que ce lieu était un Hôtel-Dieu par exemple, comme à Carpentras. À l'intérieur, on crée un lieu magique qui mélange des livres, des peintures et des sculptures. Et on prévoit des espaces pour accueillir des associations ou pour afficher des offres d'emploi. Dans un bâtiment neuf, comme à Grigny, nous construisons un pôle rassemblant médiathèque, conservatoire, fablab... Avec une artère, un espace de distribution sans contrôle d'accès et d'où l'on aperçoit les différentes entités. Un autre exemple de lieu « invitant » : la bibliothèque de Beaubourg, où les gens s'installent partout, y compris par terre !
S. M. : On peut créer une impression d'ouverture, de perméabilité, montrer que c'est accessible. Mettre plusieurs entrées et les rapprocher de la rue. À la Maison de la littérature du Québec, l'entrée ne se fait pas par les marches de l'ancienne église, ce qui serait vécu comme un parcours de rédemption, mais sur les côtés, de plain-pied. Et l'entrée n'est pas barrée par un comptoir de prêts et de retours, immense et intimidant.
Fin juin, à la suite de la mort, à Nanterre, d'un jeune homme lors d'un contrôle policier, des individus ont attaqué des lieux publics, parfois des médiathèques. Quel est le rôle de l'architecte ? Peut-il éloigner les tensions sociales à travers son travail ?
S. M. : Les architectes sont limités dans ce qu'ils peuvent faire. Mais ce qui est intéressant, c'est que ces bâtiments qu'on attaque, cela veut dire qu'ils sont visibles, connus...
J. P. : Quand on fabrique un bâtiment, il faut que les utilisateurs sentent qu'on les respecte. Qu'il a été construit pour eux. Sans grilles de deux mètres de haut et de la vitrophanie (autocollants généralement publicitaires posés sur les vitres de l'intérieur) qui occulte les vitres ! Les bibliothèques sont moins sacralisées qu'auparavant, les espaces sont plus lumineux, ouverts. Et c'est bien que cette évolution ait lieu. À Chelles, dans la banlieue de Paris, on a essayé de faire une bibliothèque qui respecte l'alignement des rues, plutôt qu'un objet autonome. La fréquentation des jeunes a été multipliée par dix, et le conservateur m'a dit que la médiathèque n'a jamais été taguée !
D. C. : Le rapport du bâtiment à son paysage est important. À Pélissanne, dans les Bouches-du-Rhône, la médiathèque a investi une maison de maître et se prolonge sur une extension qui regarde le parc, où les personnes peuvent sortir avec leurs documents, librement. À la médiathèque Porto-Vecchio, en Corse, le site est également très beau, il y a à peu près la même surface de parc et d'intérieur. Et il n'y a pas de contrôle, les documents ne sont pas pucés. L'inverse d'un magasin. C'est généreux. La médiathèque fait confiance.
Plus généralement, l'esprit des médiathèques a changé, on n'est pas obligés de faire silence - et l'architecte travaille sur l'acoustique pour permettre aux gens de faire du bruit sans perturber les autres. Cela donne envie de venir aux populations qui n'ont pas envie qu'on leur ordonne de se taire.
Espaces plus ouverts, transparents... Vos rapports avec les bibliothécaires sont-ils à cette image aussi lors de l'élaboration des lieux ?
D. C. : Je pense à un propos amusant et un peu méchant d'un programmiste spécialisé dans les médiathèques, qui disait que les programmes évoluent plus rapidement que les bibliothécaires... Pour ma part, il y a une chose que je regrette souvent : quand les bibliothécaires veulent montrer tout leur stock. Or des études relèvent que des espaces encombrés de livres, ça coupe l'envie des lecteurs.
S. M. : On a nous aussi beaucoup de discussions sur le nombre d'ouvrages à conserver dans les salles de lecture, et comment les mettre en valeur - sur des îlots, en les mettant à plat... Mais la communauté des bibliothécaires n'est pas homogène : certains sacralisent les livres et militent pour leur préservation ; d'autres sont pour la quasi-disparition du livre. Et pour certains, c'est un choc de voir leur rôle se transformer, d'être davantage des médiateurs culturels, qui sont debout, se promènent.
J. P. : Quand j'ai été accompagné par des conservateurs de bibliothèques, c'était à chaque fois des gens investis, passionnés. Ils sont éclairés, ouverts, à l'écoute, veulent des explications. C'est gratifiant.
D. C. : Souvent, les discussions sont de haut niveau, et font avancer les choses. J'ai souvenir d'une directrice qui m'appelle et me dit qu'elle a mal dormi, qu'il y a quelque chose qui ne va pas dans la répartition des documents, il faut mélanger tout ça : qu'une ado aille chercher une BD, et que par accident elle en ressorte avec un roman.
Mélangez-vous, vous aussi, les genres ? Vous inspirez-vous de ce qui se fait dans d'autres types de bâtiments ?
S. M. : Les bibliothèques s'inspirent des librairies et, de manière plus générale, des centres commerciaux, qui sont habiles quand il s'agit de faire voir tout ce qui peut être acheté. Ça nous est arrivé de regarder comment fonctionne une gare, une station de métro, pour faciliter la circulation des gens.
D. C. : Le programme de la médiathèque peut être investi par d'autres programmes. À Saint-Dié, la médiathèque partage un espace avec l'office de tourisme, ce qui crée un brassage qui marche assez bien. À Rennes, l'Antipode associe deux bars, une maison des jeunes et de la culture, des salles de musique et d'enregistrement, de danse, d'arts plastiques... et une médiathèque. Ce regroupement est stimulant, les grands- parents peuvent accompagner les petits-enfants à la danse et se poser au bar en feuilletant le journal. Je pense qu'on peut aller plus loin, en alliant médiathèque et programme sportif.
J. P : On a livré un conservatoire-piscine, à Pantin. On a relié les deux bâtiments par une galerie. Et dans cette galerie de liaison, pas de vitrophanie : on a résisté !
S. M : Dans la même veine, on a construit une bibliothèque-patinoire extérieure, à Drummondville. L'équation est simple : quand vous êtes gelés, venez au chaud à la médiathèque ! Et l'atout technique, c'est que le froid qu'il faut pour la patinoire génère de la chaleur, versée dans la bibliothèque.
Pas de vitrophanie, pas de comptoir imposant dès l'entrée, pas de hauts rayonnages centraux prêts à s'écrouler sous les livres... Quels sont les autres éléments qu'il faudrait supprimer, selon vous ?
S. M. : On milite pour l'abolition de toute forme de contrôle, quand c'est possible.
D. C. : En Allemagne, des bibliothèques sont ouvertes sans personnel, accessibles par badges. Une confiance doit s'installer, et c'est très intéressant. Sinon, je me bats pour supprimer les distributeurs automatiques de boissons et de fast-food, pas écologiques, froids et impersonnels. Mettons plutôt des bars !
Comment imaginez-vous les médiathèques dans trente ans ?
J. P. : Tout va trop vite ! Mais je n'ai aucune crainte : si les bâtiments sont bien faits dès le départ, flexibles, ils pourront accompagner les mutations.
D. C. : Mais flexibilité et réversibilité peuvent fabriquer des lieux neutres. Un supermarché. Je suis attaché aux lieux qui ont une force spatiale. Ils peuvent être réversibles (car un bâtiment a plusieurs vies), mais il leur faut une spécificité. Des bizarreries.
S. M. : Dans trente ans, on peut imaginer un retour de balancier à l'hyperfréquentation des lieux publics. On cherchera peut-être des bibliothèques calmes, des lieux de mémoire et de silence.