Il fallait une « affaire Carrère », après une « affaire Matzneff », pour que le très discret cabinet d'avocats Artlaw, qui épaule les éditions Gallimard depuis trente ans, finisse par attirer l'attention de ceux qui ne fréquentent pas habituellement la 17e chambre du tribunal de grande instance de Paris, chargée des affaires de presse... Car Laurent Merlet, 53 ans, et ses deux associées, Josée-Anne Benazeraf et Anne Boissard, n'ont pas le goût des projecteurs, et ne sont pas du genre à alimenter spontanément les polémiques germanopratines. « Tiens, le New-York Times vient de m'appeler ! », s'étonne d'ailleurs l'avocat, sans se départir de son flegme légendaire. Classés, cette année encore, en tête des meilleurs cabinets en propriété intellectuelle et artistique, ils font partie de la poignée de robes noires qui, à Paris, sont chargées de relire les manuscrits « sensibles » avant publication pour limiter les risques de procès. Ainsi de Yoga, dernier livre d'Emmanuel Carrère, sur lequel s'est penché cet été Laurent Merlet. C'est qu'avant même sa sortie, en septembre, l'ouvrage fait déjà l'objet d'une bataille acharnée entre P.O.L. (groupe Gallimard) et Hélène Devynck, l'ex-épouse de l'auteur. Cette dernière a obtenu, dans le cadre de leur contrat de divorce, qu'Emmanuel Carrère « ne puisse plus l'utiliser dans son œuvre ». Or, dans son nouveau texte, l'auteur de L'adversaire a repris un passage la mettant en scène, tiré d'un ouvrage précédant, D'autres vies que la mienne. « Ce texte a déjà été publié, le republier ne trahit en rien leur accord », a estimé Laurent Merlet, donnant son feu vert à l'éditeur. Conseillée par David Koubbi, Hélène Devynck a quant à elle cinq ans pour riposter et déposer plainte...
à l'heure de l'autofiction et de la « pipolisation » du monde littéraire, les risques judiciaires ont explosé. Et la place des avocats a pris une ampleur inédite. Longtemps cantonnés à la relecture d'essais polémiques et d'enquêtes journalistiques « touchy », les spécialistes d'Artlaw reçoivent désormais une quinzaine de manuscrits par an. « Etre payé pour lire des livres, je ne m'en lasse pas ! », ironise Merlet, passionné par les auteurs étrangers (Erri De Luca, Jessie Burton ou Anna Hope en tête). Le cabinet, boulevard Saint-Germain, est situé juste en dessous des bureaux de celui qui fût son seul et unique patron, Georges Kiejman, 88 ans. Laurent Merlet et Josée-Anne Benazeraf, alors jeunes collaborateurs, en ont « hérité » en 1991, quand cette figure du barreau a été nommée ministre de la Justice par Michel Rocard. En partant, le ténor leur a confié ses prestigieux clients, dont Gallimard et la Sacem. Avec les années, Grasset, Flammarion, Hachette Livre, Larousse, Robert Laffont, L'Express, BFM TV et bien d'autres ont suivi. « Kiejman, c'est notre ombre tutélaire, sourit Merlet. On est bien, en dessous. On se textote beaucoup ». Parfois, Richard Malka, un autre ancien du cabinet, les rejoint pour déjeuner.
Un nouvel essor
A l'instar de leurs confrères avocats spécialisés, les associés d'Artlaw seraient devenus, selon une pointure du milieu, des « conseillers éditoriaux de l'ombre »... Laurent Merlet, lui, récuse absolument ce titre : « Je n'ai aucun pouvoir de décision. Il est d'ailleurs arrivé que des clients passent outre mes recommandations. Les éditeurs arbitrent, et assument le risque. Notre travail, c'est de le limiter au maximum. Ce qu'il faut éviter à tout prix, ce sont les mesures d'urgence comme le référé, qui arrête la vie d'un livre ». En janvier dernier, c'est Antoine Gallimard qui a décidé de suspendre la publication des livres de Gabriel Matzneff, édités par La table Ronde. « C'est un équilibre de prudence le temps d'une enquête », approuve son conseil. Le parquet de Paris venait en effet d'ouvrir une enquête pour « viols sur mineur de moins de 15 ans », et les policiers ont passé au peigne fin les ouvrages de l'auteur, dont certains manuscrits avaient déjà été relus par Laurent Merlet et l'avocat de Matzneff, Emmanuel Pierrat. Selon ce dernier, lui aussi expert en déminage littéraire, « rien ne tombe sous le coup de la loi ».
Bien qu'en 2017 il ait posé avec Hervé Temime dans le livre Les Parisiens, de sa copine Inès de la Fressange, Laurent Merlet, ultra-respecté par ses pairs, est tout sauf fantasque. « Son habillement, sa coiffure en témoignent, vanne l'un de ses amis. Il a mis un an à me tutoyer ! ». L'avocat avoue pourtant quelques hésitations, au moment de « lisser » un passage diffamatoire ou d'expurger un chapitre qui tomberait immanquablement sous le coup de la loi. « Nous ne sommes pas des censeurs, mais c'est notre travail de faire des notes qui disent le droit. Pourtant, j'avoue que c'est parfois difficile de résister au charme, à la tentation de l'amitié », confie ce proche de Katherine Pancol. L'avocat, qui gère aussi les intérêts artistiques de Fabrice Luchini ou de François-Marie Banier, sait qu'avec les écrivains, il faut prendre des gants : « Ils sont très attachés à la forme. Obliger un auteur à modifier son texte pour se distancier, ça peut le braquer ». Secret professionnel oblige, il ne donnera pas de noms. Pour ses relectures, comme Georges Kiejman le faisait avant lui, Laurent Merlet fait commander par son assistante des crayons à papier à deux mines. Il souligne en rouge les diffamations, en bleu les atteintes à la vie privée.
Ces dernières années, le petit cabinet très spécialisé a pris un nouvel essor. Le duo Merlet-Bénazéraf a été rejoint en 2010 par une troisième associée, Anne Boissard, spécialiste de la cession de droits audiovisuels. Ensemble, ils ont su épouser l'air du temps, au point que la structure suscite les convoitises de gros cabinets, qui rêvent de les intégrer : C'est qu'à eux trois, maîtres Merlet, Bénazéraf et Boissard interviennent à toutes les étapes de la chaîne éditoriale. Car relire les manuscrits, et défendre la maison en cas de procès n'est que la première étape de la vie d'un livre. Artlaw, qui conseille notamment UGC et Studio Canal, gère aussi l'adaptation audiovisuelle de nombreux ouvrages : « Les producteurs nous sollicitent une fois qu'ils ont acheté les droits d'un livre pour que je briefe les auteurs qui écrivent le synopsis, confie Anne Boissard. Je relis aussi beaucoup de scénarios. Ce n'est pas parce qu'un livre n'a pas été attaqué qu'un film ne le sera pas ». La petite structure épaule encore ses clients producteurs lorsqu'ils ont besoin d'acheter des droits musicaux pour un biopic. « On est avocats de la Sacem depuis trente ans, souligne Anne Boissard. Cela facilite les rapports de confiance, les gens se rencontrent... »
Dernièrement, le cabinet Artlaw a investi avec intérêt un nouveau terrain d'exploration juridique, pour l'instant de façon informelle : « le sensitive reading ». Un métier venu des Etats-Unis, qui consiste à traquer dans les textes les offenses faites aux communautés, ou du moins ce qui pourrait être perçu ainsi. « Les éditeurs intègrent désormais que c'est un paramètre, sur les discriminations, #Metoo... On ne me le demande pas encore spécifiquement, mais cela participe d'une forme de sociologie qui m'intéresse, sourit Laurent Merlet. On atténue, on modifie pour éviter que ça embrase les réseaux ».
Le cabinet Artlaw en 5 dates
1991 Création du cabinet, sous le noms de JBLM. Il devient Artlaw en 2017. Janvier 1992 Conseille avec succès Grasset, éditeur de Jean Vautrin, prix Goncourt pour Un grand pas vers le bon dieu, poursuivi pour plagiat. Décembre 2008 Défend les éditions Plon à qui les héritiers de Victor Hugo contestent le droit de publier une suite aux Misérables. La cour d'appel de Paris les déboute. 2019 Flammarion et Fred Vargas, défendus par Artlaw, remportent la manche contre Viviane Hamy, l'ex-éditeur de la romancière. Qui attaquait pour contrefaçon des couvertures de ses livres. 2020 Conseil de Gallimard avant la parution de Yoga d'Emmanuel Carrère (P.O.L)