Instantanés de justice

Bastien face à ses juges

Arrestaton d'un jeune lors d'une manifestation - Photo AFP

Bastien face à ses juges

Jugé pour sa participation à une manifestation qui s'est engouffrée dans un établissement public, Bastien invoque la liberté de la presse et son devoir citoyen sans beaucoup émouvoir ses juges. Mais un tribunal est-il une tribune se demande notre chroniqueur ?

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Par Vincent Ollivier
Créé le 03.07.2024 à 12h38

La jeunesse est parfois ce moment où l’on se sent pris d’une terrible envie de témoigner des irréparables injustices que le monde expose chaque jour devant vous. On s’équipe alors pour lutter. Un appareil photo, un sac à dos, un masque de chantier, une rentrée sociale agitée, un penchant pour l’actualité, une tendance à la révolte, tout conspire à vous envoyer courir les rues et vous voilà journaliste amateur et indépendant, couvrant les manifestations et — c’est pour cela que l’on s’y rend ­— les violences policières qui les émaillent.

Le Riot Porn exerce une séduction aussi vénéneuse qu’irrésistible et chacun veut son angle exclusif de la légitime violence s’abattant sur des visages juvéniles. Bastien était de ces presque adultes encore enfants, désireux de se trouver un terrain d’aventure à la mesure de sa vie qui commence. Avec quelques amis, aussi curieux et indignés que lui, il avait constitué un collectif qui suivait les mouvements sociaux et documentait ce qui arrivait auprès de ceux qui y participaient. Ils n’étaient pas objectifs mais, comme ils le disaient eux-mêmes, aucun journaliste n’est objectif.

Arrêté par la police, parqué pendant des heures, présenté devant un procureur…

Aspiré à l’intérieur d’un lycée par le mouvement d’une foule qu’il voulait filmer, Bastien a été arrêté par la police, parqué pendant des heures dans un car surchauffé et des jours dans des cellules sentant l’urine, présenté devant un procureur qui lui a signifié tout ce qu’il avait fait de mal et la date à laquelle il verrait son juge. Quelque temps plus tard, après avoir visité des gares procédurales désertées et s’être égaré sur des chemins judiciaires mal balisés, son dossier est enfin jugé. Debout devant le Tribunal, Bastien se tient droit. Il est nerveux mais déterminé.

Il veut expliquer enfin ce qui l’a poussé à entrer dans ce lycée, exposer à l’institution sa position sur la liberté de la presse, sur la nécessité pour le citoyen d’être le relais auprès des autres de ce qu’il voit et de ce qu’il ressent, d’opposer son récit à celui du pouvoir. Cela fait trop longtemps qu’il attend ce moment et, forcément, il est fébrile. Il sait qu’il doit tenir son rôle, pour lui et pour tous ceux dont il veut porter la voix.

Mais il semble qu’on ne veuille pas l’écouter. Ce qu’il dit n’intéresse pas le Tribunal, qui n’a d’ouïe que pour ce qu’il veut entendre. Ses réflexions élevées sur la nature du pouvoir et le rôle du citoyen dans la protection des libertés n’ont pas cours dans une enceinte judiciaire. On le lui fait bien comprendre et, quand on ne le coupe pas quand il s’élance sur la pente d’une tirade, on lève bien haut les yeux au ciel ou l’on fait ostensiblement autre chose lorsqu’il a le culot de vouloir aller jusqu’au bout de son idée.

L'avocat observe cette passion qui chez lui a disparu

Pourtant Bastien s’entête : il veut parler. Alors, les juges s’agitent. L’avocat est interrogé du regard, comme si on le prenait à témoin du caractère invraisemblable de cette situation où un justiciable prend un tribunal pour une tribune. Certes, la racine est identique, semblent dire ces yeux insistants qui vous surplombent, mais enfin, Maître, vous savez, vous, que ce n’est absolument pas la même chose.

L’avocat, pourtant, n’intervient pas, ne réfrène pas les désirs tribuniciens de son prévenu de client. Il observe avec tendresse cette passion qui chez lui a disparu, cet espoir dont il ne trouve plus trace, cette fougue qui s’est essoufflée et un sourire affleure, dessinant sur ses lèvres usées par tant de mots à peine entendus, les rides nés de chacun des combats qu’il a perdus. Il s’amuse de cette petite entorse aux bonnes mœurs judiciaires et savoure les mines déconfites des magistrats devant ce souffle d’air qui décoifferait leurs perruques si on les autorisait à en porter.

Il sait pourtant que ce n’est pas gratuit, que même s’ils ne l’avoueront jamais, qu’ils le nieront même, ils monnayeront en sanction cette petite leçon venue d’en bas. Alors qu'une bonne et honnête contrition aurait valu au prévenu quelque mansuétude, sa rébellion juvénile alourdira la peine qui sera prononcée.

Tout se paye, songe l’avocat en croisant les mains sur le ventre. Même l’honnêteté. Surtout l’honnêteté.

Vincent Ollivier

Olivier Dion - Vincent Ollivier

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