Enjeux du droit

L’Intelligence artificielle et l’édition

La traduction par l'intelligence artificielle - Photo Olivier Dion

L’Intelligence artificielle et l’édition

La création générée par des algorithmes soulève des questions quant à la propriété intellectuelle. Qui détient les droits sur une œuvre produite par une IA ? Les créations autonomes doivent-elles être protégées par le droit d'auteur, et dans l'affirmative, qui est le créateur légitime ? Petit point sur l'IA face au droit. Et vice versa.

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Par Alexandre Duval-Stalla
Créé le 02.07.2024 à 15h11

En quoi l’intelligence artificielle générative va-t-elle révolutionner le monde de l’édition ? La question interroge, inquiète ou indiffère. Elle n’est pas nouvelle et elle n’est pas prête d’être résolue. En tout état de cause, il est possible de conclure que les avancées technologiques liées à l’IA, notamment générative, bousculent et bousculeront le monde de l’édition autant qu’elles lui apportent et lui apporteront.

En effet, cette révolution a déjà commencé. D’importantes transformations se préparent ou s’imposent déjà dans toute la chaîne du livre : la fabrication, la traduction, les méthodes de vente, la constitution de métadonnées et la création. Grâce aux données utilisées, des applications concrètes de plus en plus nombreuses apparaissent tout au long de la chaîne de valeur, tant au stade de la création, qu’à celui de la consommation pour recommander des contenus aux internautes, en passant par celui de la production afin de prendre les décisions d’investissement adaptées et de conforter, voire de remplacer, les habituelles intuitions et expertises humaines.

Dans la mesure où la quantité et la qualité des données utilisées pour alimenter le développement de l’IA deviennent un facteur de compétitivité, le partage et la circulation des données posent des questions spécifiques. Au-delà de l’enjeu de transparence pour une juste répartition des revenus, au profit des ayants droit, ce sont, en réalité, tous les équilibres au sein de la filière qui s’avèrent susceptibles d’être remis en cause.

Premiers impacts visibles

Aujourd’hui, les premiers impacts des IA génératives sont déjà visibles dans le domaine de la traduction, de la conversion de manuscrits de livres ou de livres déjà édités en une multitude de formats (audio, numérique…), des outils de recherches dans les bases de données des livres numérisés ou dans les processus d’écriture de petits textes simples par un nombre croissant de journaux ou d’agences de presse.

Si certaines avancées sont vues comme des avantages comme anticiper ou susciter les attentes des consommateurs, ou faciliter la gestion de la distribution et des stocks, il y a certains sujets qui posent d’évidentes questions juridiques, dont la principale relève de la titularité et de la protection des droits de propriété intellectuelle et artistique, tant en amont (sur le statut des œuvres qui nourrissent l’IA) qu’en aval (sur la qualification de la réalisation algorithmique et sur le régime juridique pertinent).

Au regard de la protection de ces droits, il est nécessaire d’être particulièrement attentifs aux questions suivantes :

  • la loyauté et la transparence des traitements de données sous-jacents au fonctionnement de ces outils ;
  • la protection des données publiquement accessibles sur internet ;
  • la protection des données transmises par les utilisateurs lorsqu’ils utilisent ces outils, allant de leur collecte à leur éventuelle réutilisation, en passant par leur traitement par les algorithmes d’apprentissage automatique ;
  • les conséquences sur les droits des personnes sur leurs données, tant en ce qui concerne celles collectées pour l’apprentissage de modèles que celles qui peuvent être fournies par ces systèmes, telles que les contenus créés avec les IA génératives ;
  • la protection contre les biais et les discriminations susceptible de survenir ;  
  • les enjeux de sécurité et de protection des libertés publiques de ces outils.

Plus globalement, derrière l'une des avancées technologiques les plus significatives du XXIe siècle, se cachent des enjeux juridiques complexes, soulevant des questions éthiques, de responsabilité et de protection des droits fondamentaux, à savoir :

1. Responsabilité :

L'un des principaux défis juridiques de l'IA réside dans la détermination de la responsabilité en cas de préjudice causé par des systèmes autonomes. Qui est responsable lorsque l'IA prend une décision préjudiciable ? L'opérateur, le concepteur de l'algorithme ou l'IA elle-même ? Les législations actuelles peinent à définir une responsabilité claire, accentuant ainsi les risques de vides juridiques.

2. Protection des Données et Vie Privée :

L'IA fonctionne en grande partie grâce à l'exploitation massive de données. La collecte, le stockage et l'utilisation de ces données soulèvent des préoccupations majeures en matière de protection de la vie privée. Des régulations comme le Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD) ont été mises en place, mais leur adaptation aux spécificités de l'IA reste un chantier ouvert.

3. Discrimination et Biais Algorithmiques :

Les systèmes d'IA peuvent perpétuer et même amplifier les biais présents dans les données sur lesquelles ils sont entraînés. Conduisant ainsi à des discriminations injustes, notamment en matière d'emploi, d'accès aux services financiers, ou encore dans le système judiciaire. L'élaboration de mécanismes juridiques visant à atténuer ces biais est essentielle pour garantir une utilisation éthique de l'IA.

4. Transparence et Explicabilité :

Les décisions prises par les algorithmes d'IA peuvent souvent sembler opaques, ce qui pose un défi pour l'établissement de la responsabilité légale. Les législations futures devront probablement imposer des normes de transparence et d'explicabilité, obligeant les concepteurs d'algorithmes à rendre compte des critères utilisés par leurs systèmes.

5. Propriété Intellectuelle et Créativité Artificielle :

La création générée par des algorithmes soulève des questions quant à la propriété intellectuelle. Qui détient les droits sur une œuvre produite par une IA ? Les créations autonomes doivent-elles être protégées par le droit d'auteur, et dans l'affirmative, qui est le créateur légitime ? Ces questions exigent une réflexion approfondie pour éviter des litiges juridiques complexes.

6. Sécurité et Cybercriminalité :

L'IA peut être exploitée à des fins malveillantes, que ce soit pour la manipulation de l'opinion publique, la création de deepfakes, ou encore pour des attaques ciblées. Les lois doivent évoluer pour traiter ces nouvelles formes de cybercriminalité, garantissant la sécurité des individus et des institutions.

Pour illustrer la difficulté de ces questions, l’exemple significatif est celui introduit par la directive européenne du 17 avril 2019 qui a édicté une nouvelle exception au droit d’auteur en autorisant la fouille de textes et de données (TDM) y compris à des fins commerciales. Concrètement, tout opérateur de solutions basées sur l’intelligence artificielle peut librement « moissonner » tous les contenus, y compris ceux protégés par le droit d’auteur, dès lors qu’ils sont librement accessibles sur internet. Toutefois, cette nouvelle exception au droit d’auteur est assortie d’une faculté pour les ayants droit de s’opposer expressément à cette fouille de textes et de données (clause d’« opt out »). Elles obligent ces derniers à faire les démarches nécessaires à la place des opérateurs. C’est le monde à l’envers, comme souvent dans le domaine des nouvelles technologies.

En tout état de cause, les enjeux juridiques liés à l'intelligence artificielle sont multiples et nécessitent une approche globale. Les législateurs, les chercheurs, les entreprises et la société civile doivent collaborer pour élaborer des cadres juridiques adaptés, équilibrant l'innovation technologique avec la protection des droits et des valeurs fondamentales. L'avenir de l'IA dépendra largement de la manière dont ces défis seront relevés, façonnant ainsi un paysage juridique qui accompagnera le développement rapide de cette technologie.

Alexandre Duval-Stalla

Olivier Dion - Alexandre Duval-Stalla

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